Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6372

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 314-315).

6372. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
22 juin.

Mon âme est entièrement réformée à la suite de mes anges ; je pense entièrement comme eux. Il faut donner la préférence à l’impression sur la représentation ;


Le temps ne fait rien à l’affaire[1] ;


et si l’ouvrage est passable, il sera donné toujours assez tôt. Je remercie mes anges de leurs nouvelles critiques ; j’en ai fait aussi de mon côté, et j’en ferai, et je corrigerai jusqu’à ce que la force de la diction puisse faire passer l’atrocité du sujet. On peut encore ajouter aux notes, que vous avez jugées assez curieuses. Il n’est pas difficile de donner aux proscriptions hébraïques un tour qui désarme la censure théologique. Ce n’est point la vérité qui nous perd, c’est la manière de la dire. Ne vous lassez point de me renvoyer ces manuscrits, qui sont si fort accoutumés à voyager.

Je voudrais bien savoir si M.  le duc de Praslin et M.  de Chauvelin ont été contents. Il est clair que vos suffrages et le leur, donnés sans enthousiasme et sans séduction, après une lecture attentive, doivent répondre de l’approbation du public éclairé. On est bien loin de compter sur un succès pareil à celui du Siège de Calais, ni sur celui qu’aura la comédie de Henri IV. suffit qu’un ouvrage bien conduit et bien écrit ait un petit nombre d’approbateurs ; le petit nombre est toujours celui des élus.

Nous sommes bien heureux, mes anges, d’avoir des philosophes qui n’ont pas la prudente lâcheté de Fontenelle[2]. Il paraît un livre intitulé Examen critique des Apologistes, etc., par Fréret. Je ne suis pas bien sûr que Fréret en soit l’auteur[3], mais je suis sûr que c’est le meilleur livre qu’on ait encore écrit sur ces matières. Les provinces sont garnies de cet ouvrage ; vous n’êtes pas si heureux à Paris. Il arrivera bientôt que les provinces prendront leur revanche du mépris que les Parisiens avaient pour elles. Comme on y a moins de dissipation, on y a plus de temps pour lire et pour s’éclairer. Je ne désespère pas que dans dix ans la tolérance ne soit établie à Toulouse. En attendant que le règne de la vérité advienne, je voudrais bien que vous lussiez le mémoire de Beaumont en faveur des Sirven, et que vous voulussiez bien m’en dire votre avis. Ma destinée est de n’être pas content des arrêts des parlements. J’ose ne point l’être de celui qui a condamné Lally ; l’énoncé de l’arrêt est vague et ne signifie rien. Les factums pour et contre ne sont que des injures. Enfin je ne m’accoutume point à voir des arrêts de mort qui ne sont pas motivés ; il y a dans cette jurisprudence welche une barbarie arbitraire qui insulte au genre humain.

Cette lettre n’est pas écrite par mon griffonneur ordinaire ; et je suis si malingre que je ne puis écrire moi-même. Tout ce que je puis faire, c’est de me mettre au bout de vos ailes avec mes sentiments ordinaires, qui sont bien respectueux et bien tendres.

  1. Misanthrope, acte I, scène ii.
  2. Fontenelle disait que s’il avait la main pleine de vérités il se garderait bien de l’ouvrir.
  3. Voyez lettre 6306.