Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6312

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 262-263).

6312. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
6 avril 1766, à Ferney.

Madame, j’attendais, pour avoir l’honneur d’écrire à Votre Altesse sérénissime, que je pusse lui envoyer le recueil des bagatelles dont quelques-unes l’ont amusée ; mais les petits troubles de Genève n’ont pu encore me permettre de satisfaire votre curiosité. On me fait espérer que j’aurai ce recueil dans quinze jours. Ces querelles de Genève, qu’on lui a peintes comme quelque chose de fort sérieux, ne sont au fond qu’une querelle de ménage ; il n’y en a jamais eu de si paisible, et les médiateurs sont tout étonnés qu’on ait fait tant de bruit pour si peu de chose. Les esprits sont en mouvement, mais il n’y a pas eu la moindre violence. Un étranger qui passerait par cette ville ne pourrait pas seulement deviner que les habitants ne sont pas d’accord. Ils disputent opiniâtrement sur leurs droits, mais avec une bienséance et une circonspection étonnante, et il n’y a point d’exemple jusqu’ici d’une discorde si paisible. Il semble que les ambassadeurs ne soient venus que pour leur donner à dîner. Les choses ne se passaient point ainsi à Rome du temps de Marius et de Sylla.

Il est vrai, madame, que, depuis environ douze ans, les esprits fermentent un peu dans une partie de l’Europe ; mais, si on excepte les cours de justice appelées en France parlements, cette fermentation est presque toute philosophique. Ou se moque également des papes et de Luther, on secoue un respect servile pour des opinions ridicules ; la raison gagne, et l’autorité sacerdotale perd beaucoup[2]. Les princes ne peuvent que gagner à cela, car il faut avouer que leurs plus grands ennemis ont toujours été les prêtres. Je suis bien trompé, ou l’on ne se battra plus pour des billevesées théologiques. C’est le plus grand bien que la philosophie pût faire aux hommes.

Quant aux Lettres de la montagne, elles ont un peu éveillé les citoyens de Genève ; mais elles ne causeront point de guerre civile, les citoyens sont trop riches pour se battre.

Je me mets aux pieds de Votre Altesse sérénissime avec le plus profond respect.

J’apprends dans le moment que la reine de France est assez mal, et qu’elle crache du pus.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. On lit en marge de ces trois lignes : Dans les affaires d’État. (A. F.)