Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6295

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 246-247).

6295. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
19 mars.

Il faut, pour réjouir mes anges, que je leur conte que le petit ex-jésuite vint hier chez moi le visage tout enflammé,


Et tout rempli du dieu qui l’agitait sans doute[1].


Il m’apporta son drame ; je ne le reconnus pas. Tout était changé, tout était mieux annoncé, chaque chose me parut à sa place, et ce qui me paraissait froid auparavant me faisait une très-grande impression. Le style m’en parut plus animé, plus pur, et plus vigoureux, les tableaux plus vrais ; enfin je crus voir un plus grand intérêt dans tout l’ouvrage. Sa pièce était un peu griffonnée, et faisait beaucoup de peine à mes faibles yeux ; je le priai de m’en lire deux actes. Ce pauvre garçon n’a pas de dents, et moi, je suis un peu aveugle ; nous nous aidions comme nous pouvions. Le pauvre ex-jésuite n’a point de dents, mais il a de l’âme ; et, ayant le cœur sur les lèvres, il arrive que ses lèvres font à peu près l’effet des dents, et qu’il prononce assez-bien. Mme  Denis fut très-émue. Si on ne l’avait pas avertie, elle aurait cru entendre une pièce nouvelle. « Prenez bien garde, disait-elle à ce petit drôle, que tous vos vers soient coulants. — Ah ! madame ! — Qu’ils soient forts sans être durs. — Eh, mais ! est-ce que vous en avez trouvé de raboteux ? — Je ne dis pas cela ; mais je vous dis que je ne peux souffrir ni un vers disloqué, ni un vers faible, ni une pensée inutile, ni rien qui m’arrête à la lecture : il faut vite transcrire votre ouvrage, afin que j’en juge à tête reposée. — On le transcrira, madame ; mais le copiste est actuellement malade, il faudra attendre quelque temps. — Tant mieux, monsieur ; car, dans cet intervalle, il vient toujours quelque idée. Je vous répète qu’il faut que la diction soit parfaite, sans quoi on ne plaît jamais aux connaisseurs. Quand votre pièce sera bien finie et bien copiée, vous l’enverrez à vos anges, qui l’éplucheront encore. — Je vous assure, madame, que je n’y manquerai pas. »

Pendant cette conversation, M.  de Chabanon, de son côté, mettait son plan au net ; et M.  de La Harpe viendra bientôt faire aussi son plan. Nous attendons aujourd’hui M.  de Beauteville avec un autre plan ; c’est celui de rendre sages les Genevois. Ce qui est bien sûr, c’est que la pièce finira comme M.  le duc de Praslin voudra.

Vous ne me dites rien, mes divins anges, de la pièce[2] que le roi a jouée au parlement : elle réussit beaucoup dans l’Europe. Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.

  1. Racine, Iphigénie, acte V, scène vi.
  2. Le discours du roi au parlement, du 3 mars 1766.