Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6247

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 197-198).
6247. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
27 janvier.

Comme mes anges m’ont paru avoir envie de lire quelques-unes des lettres de MM. Covelle et Baudinet, je vous en envoie une que j’ai retrouvée[1]. Je m’imagine, peut-être mal à propos, qu’elle vous amusera. Je suis un franc provincial qui croit qu’on peut s’occuper à Paris de ce qui se passe dans son village. Vous ne serez point surpris que M.  Baudinet, qui demeure à Neuchâtel, ait donné quelques louanges adroites à son souverain. Vous saurez, de plus, que ce souverain lui écrit souvent, et que M. Baudinet, qui peut-être n’est pas trop dans les bonnes grâces de la prêtraille, doit se ménager des retraites et des appuis à tout hasard. Le prince qui lui écrit lui mandait que, depuis quelques années, il s’est lait une prodigieuse révolution dans les esprits en Allemagne[2], et que l’on commence même à penser en Bohême et en Autriche, ce qui ne s’était jamais vu. Les esprits s’éclairent de jour en jour depuis Moscou jusqu’en Suisse.

Vous voyez que la philosophie n’est pas une chose si dangereuse, puisque tant de souverains la protègent sous main, ou l’accueillent à bras ouverts. Je vous assure qu’on rirait bien, dans l’étendue de deux ou trois mille lieues où notre langue a pénétré, si on savait qu’il n’est pas permis de dire en France que sainte Geneviève ne se mêle pas de nos affaires. On aurait bien raison alors de penser que les Welches arrivent toujours les derniers. Il faudra bien pourtant qu’ils arrivent à la fin, car l’opinion gouverne le monde, et les philosophes, à la longue, gouvernent l’opinion des hommes[3].

Il est vrai qu’il y a un certain ordre de personnes auxquelles on donne une éducation bien funeste ; il est vrai qu’on combattra la raison autant qu’on a combattu les découvertes de Newton et l’inoculation de la petite vérole ; mais tôt ou tard il faut que la raison l’emporte. En attendant, mes divins anges, je vous supplie de m’avertir si jamais il passe quelque idée triste dans la tête de certaines personnes qui peuvent faire du mal. Je connais des gens qui ne manqueraient pas de prendre leur parti sur-le-champ.

J’ai grande impatience que vous entreteniez notre docteur Tronchin. Dites-moi donc, je vous en prie, qui vous enverrez à votre place à Genève. Quel qu’il puisse être, Dieu m’est témoin combien je vous regretterai. On dit que c’est M. le chevalier de Beauteville[4] ; on ne pouvait, en ne vous nommant pas, faire un meilleur choix ; étant d’ailleurs ambassadeur en Suisse, il est presque sur les lieux, et doit connaître parfaitement le tripot de Genève. Respect et tendresse.

  1. C’est la XIVe Lettre sur les miracles, signée Baudinet, dans laquelle est loué le roi de Prusse.
  2. Voyez lettre 6224.
  3. C’est ce qu’il a déjà dit dans la lettre 6214.
  4. Pierre de Buisson, chevalier de Beauteville, mousquetaire en 1729, se trouvait à la bataille de Fontenoy en 1745, en qualité d’aide-maréchal général des logis de l’armée de Flandre ; fut, en 1758, nommé maréchal de camp, et en 1762, lieutenant général. Il avait été la même année nommé ambassadeur en Suisse, et fut, en 1766, médiateur au nom de la France, pour l’arrangement des affaires de Genève. Les médiateurs au nom du canton de Berne étaient Ouspourguer et Sinner ; ceux du canton de Zurich étaient Escher et Heidegger. (B.)