Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6229

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 176-178).

6229. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 janvier.

Mes divins anges, j’aurais pu faire une sottise si j’avais mis ma dernière lettre d’hier[1] sous l’enveloppe d’un autre ministre que M. le duc de Praslin ou M. le duc de Choiseul, qui sont également vos amis. Quoi qu’il en soit, vous me pardonnerez de n’avoir pu résister à la passion qui est devenue chez moi dominante de vous voir médiateur à Genève. Je crois bien que cette nomination ne sera pas sitôt faite. Le conseil de Genève n’a écrit au roi et au conseil de Berne et de Zurich que pour réclamer la garantie, et il est probable que ce ne sera qu’après beaucoup de préliminaires que le roi daignera envoyer un médiateur.

Je vous répète que si les petites passions ne s’étaient pas opposées à la raison, dont elles sont les ennemies mortelles, les petites querelles qui divisent Genève se seraient apaisées aisément. Je crus devoir faire lire un précis de la décision judicieuse des avocats de Paris à quelques-uns des plus modérés des deux partis. Ils tombèrent d’accord que rien n’était plus sagement pensé. Ils commençaient à agir de concert pour faire accepter des propositions si raisonnables, lorsque M. Hennin arriva. Je sentis qu’il était de la bienséance que je lui remisse toute la négociation, et que mon amour-propre ne devait pas balancer un moment mon devoir. Les choses se sont fort aigries depuis ce temps-là, comme je vous l’ai mandé[2], sans qu’on puisse reprocher à M. Hennin d’avoir négligé de porter les esprits à la concorde.

M. Hennin paraît penser, comme moi, qu’il y a un peu de ridicule à fatiguer un roi de France pour savoir en quels cas le conseil des Vingt-Cinq de Genève doit assembler le conseil général des Quinze-Cents. C’était une question de jurisprudence qu’on devait décider à l’amiable par des arbitres ; et, encore une fois, les avocats de Paris avaient saisi le nœud de la difficulté, et en avaient présenté le dénoùment.

Plusieurs citoyens y ayant plus mûrement pensé sont venus chez moi aujourd’hui ; ils m’ont prié de leur communiquer la consultation, ou du moins le précis de cette pièce, me disant qu’ils espéraient qu’on pourrait s’y conformer. Je leur ai répondu que je ne pouvais le faire sans votre permission. Je me suis contenté de leur en lire le résultat tel que je l’avais lu il y a plus d’un mois à quelques magistrats et à quelques citoyens.

Je vous demande donc aujourd’hui cette permission, mes divins anges ; je crois qu’elle ne fera qu’un très-bon effet. Cette démarche me sera utile, en persuadant de plus en plus mes voisins de mon extrême impartialité, et de mon amour pour la paix.

Il faut que Jean-Jacques Rousseau soit un grand extravagant d’avoir imaginé que c’était moi qui l’avais fait chasser de l’État de Genève et de celui de Berne ; j’aimerais autant qu’on m’eût accusé d’avoir fait rouer Calas que de m’imputer d’avoir persécuté un homme de lettres. Si Rousseau l’a cru, il est bien fou ; s’il l’a dit sans le croire, c’est un bien malhonnête homme. Il en a persuadé Mme la maréchale de Luxembourg[3], et peut-être M. le prince de Conti ; et ce qu’il y a de souverainement ridicule, c’est que cette belle idée est la cause unique de la dissension qui règne aujourd’hui dans Genève.

On dit que c’est un petit prédicant, originaire des Cévennes, qui a semé le premier tous ces faux bruits : un prêtre en est bien capable. Il faudra tâcher que la paix de Genève se fasse, comme celle de Vestphalie, aux dépens de l’Église. Je suis comme le vieux Caton, qui disait toujours au sénat : Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage.

Respect et tendresse.

  1. Cette lettre est perdue.
  2. Lettre 6211.
  3. Voyez la lettre 5875.