Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6154

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 108-110).

6154. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
13 novembre.

Le petit ex-jésuite, mes anges, est toujours très-docile ; mais il se défie de ses forces, il ne voit pas jour à donner une passion bien tendre et bien vive à un triumvir ; il dit que cela est aussi difficile que de faire parler un lieutenant criminel en madrigaux.

Permettez-moi de ne point me rendre encore sur l’article des filles de Genève[1]. Non-seulement la loi du couvent n’est pas que les filles seront cloîtrées dans la ville, mais la loi est toute contraire. Les choses sont rarement comme elles paraissent de loin. Le cardinal de Fleury regardait les derniers troubles de Genève comme une sédition des halles. M. de Lautrec arriva plein de cette idée ; il fut bien étonné quand il apprit que le pouvoir souverain réside dans l’assemblée des citoyens ; que le petit conseil avait excédé son pouvoir, et que le peuple avait marqué une modération inouïe jusqu’au milieu même d’un combat où il y avait eu du sang de répandu.

Les mécontentements réciproques entre les citoyens et le conseil subsistent toujours. Il ne convient ni à ma qualité d’étranger, ni à ma situation, ni à mon goût, d’entrer dans ces querelles. Je dois, comme bon voisin, les exhorter tous à la paix quand ils viennent chez moi ; c’est à quoi je me borne.

On vient malheureusement de m’adresser une fort mauvaise ode[2], suivie d’une histoire des troubles de Genève jusqu’au temps présent. Cette histoire vaut bien mieux que l’ode ; et plus elle est bien faite, plus je parais compromis par un parti qui veut s’attacher à moi. Cet ouvrage doit d’autant plus alarmer le petit conseil que nous sommes précisément dans le temps des élections. J’ai sur-le-champ écrit la lettre ci-jointe[3] à l’un des Tronchin qui est conseiller d’État. Je veux qu’au moins cette lettre me lave de tout soupçon d’esprit de parti ; je veux paraître impartial comme je le suis.

Je vous supplie, mes divins anges, de bien garder ma lettre, et de vouloir bien même la montrer à M. le duc de Praslin en cas de besoin, afin que je ne perde pas tout le fruit de ma sagesse. Si je tiens la balance égale entre les citoyens et le conseil de Genève, il n’en est pas ainsi des querelles de votre parlement et de votre clergé. Je me déclare net pour le parlement, mais sans conséquence pour l’avenir : car je trouve fort mauvais qu’il fatigue le roi et le ministère pour des affaires de bibus, et je veux qu’il réserve toutes ses forces contre les usurpations ecclésiastiques, surtout contre les romaines. Il m’a fallu, en ressassant l’histoire, relire la Consitution ; je ne crois pas qu’on ait jamais forgé une pièce plus impertinente et plus absurde. Il faut être bien prêtre, bien welche, pour faire de cette arlequinade jésuitique et romaine une loi de l’Église et de l’État. Ô Welches ô Welches ! vous n’avez pas le sens d’une oie.

Monsieur l’abbé le coadjuteur[4] m’a envoyé son portrait ; je lui ai envoyé quelques rogatons qui me sont tombés sous la main. Je me flatte qu’on entendra parler de lui dans l’affaire des deux puissances, et que ce Bellérophon écrasera la Chimère du pouvoir sacerdotal, qui n’est qu’un blasphème contre la raison, et même contre l’Évangile.

J’ai chez moi un jésuite et un capucin[5] ; mais, par tous les dieux immortels, ils ne sont pas les maîtres.

Respect et tendresse.

Nota bene. Ou que M. de Praslin garde sa place, ou qu’il la donne à M. de Chauvelin ; voilà mon dernier mot.

  1. Voyez lettres 6118 et 6132.
  2. La Vérité, ode à M. de Voltaire, suivie d’une Dissertation historique et critique sur le gouvernement de Genève et ses révolutions ; à Londres, 1765, in-8o de XVI et 145 pages.
  3. C’est la lettre 6153.
  4. L’abbé de Chauvelin.
  5. Dans sa lettre à Tabareau, du 27 juillet 1767, Voltaire le nomme, et Bastien se plaint d’avoir été volé par lui. Les éditeurs de Kehl disent que ce capucin se réfugia a Londres, où il mourut de la vérole. (B.)