Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6138

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 88-89).

6138. — À M.  DAMILAVILLE.
16 octobre.

J’ai passé de beaux jours avec vous, mon cher frère ; il me reste les regrets, mais il me reste aussi la douceur du souvenir, et l’espérance de vous revoir encore avant que je meure. Qui vous empêcherait, par exemple, de revenir un jour avec M. et Mme  de Florian ? Vous savez combien ils vous aiment, car vous avez gagné tous les cœurs. J’ai reçu votre lettre de Dijon, et Mme  de Florian ne vous rendra la mienne qu’à Paris. Je me flatte que votre zèle, conduit par votre prudence, va servir la bonne cause avec toute la chaleur que la nature a mise dans votre cœur généreux, sincère et compatissant. Les indignes ennemis de la raison et de la vertu sentiront bientôt qu’il n’y a de raison et de vertu que chez les vrais philosophes. L’infâme Jean-Jacques est le Judas de la confrérie, mais vous ferez de dignes apôtres.

Vous savez avec quelle impatience j’attends les manuscrits de Fréret[1] que vous m’avez promis. Ceux que vous avez emportés peuvent se multiplier aisément. La lumière ne doit pas demeurer sous le boisseau[2]. Je me flatte que vous m’instruirez des querelles du parlement et du clergé ; nous sommes cette fois-ci parlementaires, et de dignes paroissiens de M. l’archevêque de Novogorod[3].

Les divisions de Genève éclateront bientôt. Il est absolument nécessaire que vous et vos amis vous répandiez dans le public que les citoyens ont raison contre les magistrats : car il est certain que le peuple ne veut que la liberté, et que la magistrature ambitionne une puissance absolue. Y a-t-il rien de plus tyrannique, par exemple, que d’ôter la liberté de la presse ? et comment un peuple peut-il se dire libre, quand il ne lui est pas permis de penser par écrit ? Quiconque a le pouvoir en main voudrait crever les yeux à tous ceux qui lui sont soumis ; tout juge de village voudrait être despotique : la rage de la domination est une maladie incurable.

Je commence à lire aujourd’hui le livre italien des Délits et des Peines[4]. À vue de pays, cela me parait philosophique ; l’auteur est un frère.

Adieu, vous qui serez toujours le mien. Adieu, mon cher ami ; périssent les infâmes préjugés, qui déshonorent et qui abrutissent la nature humaine, et vivent la raison et la probité, qui sont les protectrices des hommes contre les fureurs de l’inf… ! Adieu, encore une fois, au nom de Confucius, de Marc-Antonin, d’Épictète, de Cicéron et de Caton.

  1. La Lettre de Thrasybule à Leucippe, qui circulait en manuscrit, ne fut imprimée qu’en 1768.
  2. Matthieu, v. 15.
  3. Voyez le Mandement du révérendissime Père en Dieu, etc., tome XXV, page 345.
  4. Voltaire a fait un Commentaire sur cet ouvrage de Beccaria ; voyez tome XXV, page 539.