Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6055

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 13-14).

6055. — À M. LE MARQUIS DE VILLETTE.
Juin.

Je crois, mon cher marquis, vous avoir déjà dit[1] de quelle manière il faut m’adresser vos lettres ; sans cela, vous courez risque d’avoir plus d’un confident de vos secrets.

Vous me parlez de la retraite précipitée du ministre[2] ; on peut dire qu’il a soutenu les caprices de la Fortune comme il a reçu ses caresses. Il n’y a pas moins de grandeur à supporter de grandes injustices qu’à faire de grandes actions.

C’est un puissant raisonneur celui qui vous disait sérieusement que M…[3] n’était pas de famille à être contrôleur général ; mais lorsque l’on est sur un vaisseau assailli par la tempête et dans un danger imminent de périr, on ne choisit pas, pour tenir le gouvernail, celui qui est de meilleure maison, mais celui qui est le plus habile.

Ce que vous me dites du prélat harangueur m’a étonné et affligé : car on m’avait flatté que, dans une espèce de sermon à son assemblée, il avait prêché la tolérance. Sa sortie contre les philosophes est plus dangereuse que vous ne pensez ; on n’en veut déjà que trop aux partisans de la raison ; vous avez dû vous en apercevoir au refus que M. d’Alembert essuie jusqu’à présent d’une petite pension à laquelle il a un droit incontestable, et que l’Académie des sciences demandait pour lui.

Il me semble qu’il n’est pas bien honorable pour la France qu’on prive de douze cents livres de rente un homme si supérieur, qui a fait un sacrifice de cent mille livres d’appointements pour rester dans son pays, qu’il honore. C’est une réflexion que sans doute tout le monde a faite, et qui vaut la pension.

J’avais raison, comme vous voyez, de ne point envoyer ce brimborion de Frère Oudin, qu’on ne peut avoir fait courir que très-défiguré. On ne doit parler du porc de saint Antoine et du chien de saint Roch, pendant l’assemblée du clergé, qu’avec un profond respect.

Vous avez beau me dire qu’on lèvera l’excommunication si justement fulminée par ceux qui jouent des pièces latines contre ceux qui jouent des pièces françaises : je connais trop l’Église ; elle ne peut pas plus se relâcher qu’elle ne peut errer. Il n’y a plus que les drames bourgeois du néologue Marivaux où l’on puisse aller pleurer en sûreté de conscience. Les comédiens français trouveront plus d’indulgence au parlement, dans quelque occasion favorable où ils plaideront contre l’archevêque.

Je suis fâché du mauvais succès de notre protégé[4] ; mais, pour être bon comédien, il faudrait descendre de Protée en ligne directe. Il faut beaucoup de talent pour être excommunié.

M. de La Harpe est à Ferney ; mais il n’y a pas beaucoup travaillé. J’espérais qu’il ferait ici quelques petits Warwicks. Il n’y a que Mme Dupuits qui se mette chez nous à faire des enfants. Pour moi, je mène toujours la même vie. Je lis avec édification les Pères de l’Église. Je prie Huber de dessiner saint Paul ; il en fera un portrait fort ressemblant[5], d’après l’idée qu’en donnent de vieux auteurs qui ont été en tiers avec lui et sainte Thècle.

Dieu soit loué que vous soyez toujours dans le dessein de venir voir votre terre de Bourgogne, et de visiter en passant des reclus qui vous sont bien tendrement attachés !

  1. Il ne le lui avait pas encore dit, ou la lettre est perdue.
  2. M. de Choiseul. C’était une fausse nouvelle.
  3. Le contrôleur général était alors Laverdy. Il est probable que c’est son nom qui devait se trouver ici. Il vivait encore lorsque cet alinéa fut imprimé, en 1788, dans les Œuvres du marquis de Villette. Ses successeurs sous Louis XV étaient déjà tous morts.
  4. Ce doit être Aufresne, qui débuta au Théâtre-Français le 30 mai 1765, et dont Voltaire a déjà parlé tome XLI, page 274.
  5. Voyez tome XX, page 186.