Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5886

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 440-441).

5886. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
17 janvier.

Mon cher ange, d’abord comment se porte Mme  d’Argental ? ensuite comment êtes-vous avec le tyran du tripot[1] ? J’ai bien peur, par tout ce qu’il m’écrit, qu’il ne soit très-fâché contre vous : c’est une de ses grandes injustices, car je l’ai bien assuré[2] que vous n’aviez ni ne pouviez avoir aucune part à la distribution des dignités comiques ; et il doit savoir que c’est en conséquence de sa permission expresse, datée du 17 de septembre 1764, que je disposais des rôles. Son grand chagrin, son grand cheval de bataille est que les provisions par moi données au tripot ont passé par vos aimables mains ; en ce cas, vous auriez donc été trahi, les tripotiers vous auraient compromis. Voilà une grande tracasserie pour un mince sujet. Cela ressemble à la guerre des Anglais, qui commença pour quatre arpents de neige ; mais je m’en remets à votre prudence.

Je vous avoue que je suis un peu dégoûté de tous les tripots possibles ; je vois évidemment que celui de Cinna et d’Andromaque est tombé pour longtemps. Quand une nation a eu un certain nombre de bons ouvrages, tout ce qu’on lui donne au delà fait l’effet d’un second service qu’on représente à des convives rassasiés. Je vous le répète, l’Opéra-Comique fera tout tomber. Une musique agréable, de jolies danses, des scènes comiques, et beaucoup d’ordures, forment un spectacle si convenable à la nation que le Petit Carême de Massillon ne tiendrait pas contre lui. Je crois fermement qu’il faut que les comédiens ordinaires du roi aillent jouer dans les provinces trois ou quatre ans ; s’ils restent à Paris, ils seront ruinés.

J’ai eu, par contre-coup, ma petite dose de tracasserie au sujet de ce fou de Jean-Jacques ; sa conduite est inouïe. Saint Paul n’en usa pas plus mal avec saint Pierre, en annonçant le même Évangile. Je vois qu’on a très-bien fait de supposer que la Trinité ne compose qu’un seul Dieu : car si elle en avait eu trois, ils se seraient coupés la gorge pour quelques querelles de bibus.

À l’ombre de vos ailes.

  1. Richelieu.
  2. Lettre 5849.