Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5863

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 419-420).

5863. — À M.  LE DUC DE PRASLIN.
Ferney, décembre.

Monseigneur, je défie mes trente-neuf confrères de l’Académie de trouver des termes pour vous exprimer ma reconnaissance ; ma nièce est dans le même embarras que moi. J’ai fait parvenir à mon ingrat curé les nouvelles de la protection que vous me donnez. On lui a dit que le roi entendait garder ses traités avec ses voisins ; il a répondu qu’il se… moquait des traités ; qu’il aurait mes dîmes ; qu’il plaidait au parlement de Dijon ; que son affaire y était entamée depuis longtemps ; qu’il m’enterrerait au plus tôt, et qu’il ne prierait point Dieu pour moi. Je sens bien, monseigneur, que je serai damné dans cette affaire-là ; mais il est si doux d’avoir votre protection dans ce monde qu’on prend gaiement son parti pour l’autre. Je suis bien sûr que vous soutiendrez votre dire avec le parlement de Bourgogne, s’il a la rage de juger comme Perrin Dandin[1] ; s’il prétend que, l’affaire étant déjà entamée au parlement, elle doit y rester. Vous nous permettrez bien alors de recourir à vos bontés, n’est-ce pas, monseigneur ?

Vous voulez des assassinats, en voici une paire dans le paquet de M. d’Argental. Pendant que je vous envoie des tragédies, M. de Montpéroux vous fait sans doute le récit de la farce de Genève ; vous verrez comme les enfants de Calvin ont changé. Il est assez plaisant de voir tout un peuple demander réparation pour Jean-Jacques Rousseau. Ils disent qu’il est vrai qu’il a écrit contre la religion chrétienne ; mais que ce n’est pas une raison assez forte pour oser donner une espèce d’assigné pour être ouï à un citoyen de Genève ; que si un citoyen de Genève trouve la religion chrétienne mauvaise, il faut discuter ses raisons modestement avec lui, et ne pas le juger sans l’avoir entendu, etc.

Vous entendrez parler bientôt de la cité de Genève, et je crois que vous serez obligé d’être arbitre entre le peuple et le magistrat : car vous êtes garant des lois de cette petite ville comme du traité de Westphalie. Cela vous amusera, et vous aurez le plaisir d’exercer vos talents de pacificateur de l’Europe.

À propos, monseigneur, ceci n’est pas une dépêche de Rome moderne ; ce n’est pas un mémoire sur les diètes de Pologne ; ce ne sont pas des nouvelles des deux frères qui se disputent la Perse ; ce n’est pas un détail des sottises de ce pauvre Grand Mogol ; c’est votre conjuration[2], ce sont vos roués, c’est une attrape qui vous amusera. Je ne vous dirai point que cela fera fondre en larmes, je mentirais ; mais cela peut attacher, cela fera raisonner, et vous serez amusé ; et un ministre a souvent besoin de l’être.

Vous pèserez, quand il en sera temps, l’importance extrême dont il est de mettre la conspiration sous le nom d’un jeune novice jésuite qui, grâce à la bonté du parlement, est rentré dans le monde, et qui, comme Colletet et tant d’autres, attend son dîner du succès de son ouvrage. Je m’imagine que les girouettes françaises tournent actuellement du côté des jésuites ; on commence à les plaindre ; les jansénistes ne font point de pièces de théâtre, ils sont durs, ils sont fanatiques, ils seront persécuteurs ; on les détestera ; on aimera passionnément un pauvre petit diable de jésuite qui donnera l’espérance d’être un jour un Lemierre, un Colardeau, un Dorat. Je persisterai toujours à croire qu’il faut donner un nom à ce jeune jésuite ; le public aime à se fixer. Si on ne nomme personne, on me nommera, et tout sera perdu.

Mais pourquoi ne faites-vous pas faire une tragédie à M. Thomas ? Quel homme a écrit avec plus de force que lui ? quel homme a plus d’idées ? Il est jeune, et j’ai besoin d’un coadjuteur.

Enfin, monseigneur, vous ne nous abandonnerez pas. Mme  Denis et moi, dans notre querelle avec la sainte Église. Nous espérons que vous voudrez bien vous damner pour nous ; rien n’est plus beau que d’aller au diable pour faire du bien aux gens qu’on protège.

Agréez, je vous en conjure, mon attachement, ma reconnaissance, et mon profond respect.


Le Vieux de la montagne.
  1. Personnage de la comédie des Plaideurs.
  2. Le Triumvirat.