Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5764

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 319-320).

5764. — À M. D’ALEMBERT.
19 septembre.

On dit, mon cher philosophe, que vous perfectionnez les lunettes[1]. Ceux qui ont de mauvais yeux vous béniront ; mais moi, qui perds la vue dès qu’il fait froid et qu’il y a un peu de neige sur la terre, je ne profiterai pas de votre belle invention. Après avoir rendu hommage à votre physique, il faut que je vous parle morale. Il y en a tant dans ce diabolique Dictionnaire, que je tremble que l’ouvrage et l’auteur ne soient brûlés par les ennemis de la morale et de la littérature.

Ce recueil est de plusieurs mains, comme vous vous en serez aisément aperçu. Je ne sais par quelle fureur on s’obstine à m’en croire l’auteur. Le plus grand service que vous puissiez me rendre est de bien assurer, sur votre part du paradis, que je n’ai nulle part à cette œuvre d’enfer, qui d’ailleurs est très-mal imprimée et pleine de fautes ridicules. Il y a trois ou quatre personnes qui crient que j’ai soutenu la bonne cause, que je combats dans l’arène jusqu’à la mort contre les bêtes féroces. Ces bonnes âmes me bénissent et me perdent. C’est trahir ses frères que de les louer en pareille occasion ; il faut agir en conjurés, et non pas en zélés. On ne sert assurément ni la vérité ni moi, en m’attribuant cet ouvrage. Si jamais vous rencontrez quelques pédants à grand rabat ou à petit rabat, dites-leur bien, je vous en prie, que jamais ils n’auront ce plaisir de me condamner en mon propre et privé nom, et que je renie tout Dictionnaire, jusqu’à celui de la Bible par dom Calmet. Je crois qu’il y a dans Paris très-peu d’exemplaires de cette abomination alphabétique, et qu’ils ne sont pas dans des mains dangereuses ; mais, dès qu’il y aura le moindre danger, je vous demande en grâce de m’avertir, afin que je désavoue l’ouvrage dans tous les papiers publics avec ma candeur et mon innocence ordinaires.

Il se répand des bruits fâcheux sur l’impératrice de toutes les Russies. On prétend qu’à son retour elle a trouvé un violent parti contre elle, et que le sang du prince Ivan ou Jean a crié vengeance. Je ne garantis rien, pas même la mort de ce prince, qui est trop avérée. Portez-vous bien, digérez, et aimez un peu qui vous aime beaucoup.

  1. Dans les Opuscules mathématiques de d’Alembert, on trouve un Essai sur les moyens de perfectionner les verres optiques, et deux autres morceaux sur le même sujet.