Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5641

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 205-206).

5641. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, 8 mai.

Les uns me disent, mon cher philosophe, qu’il y aura un lit de justice ; les autres, qu’il n’y en aura point, et cela m’est fort égal. Quelques-uns ajoutent qu’on fera passer en loi fondamentale du royaume l’expulsion des jésuites, et cela est fort plaisant. On parle d’emprunts publics, et je ne prêterai pas un sou ; mais je vous parlerai de vous et de Corneille. On me trouve un peu insolent, et je pense que vous me trouvez bien discret : car, entre nous, je n’ai pas relevé la cinquième partie des fautes ; il ne faut pas découvrir la turpitude de son père[1]. Je crois en avoir dit assez pour être utile ; si j’en avais dit davantage, j’aurais passé pour un méchant homme. Quoi qu’il en soit, j’ai marié deux filles[2] pour avoir critiqué des vers ; Scaliger et Saumaise n’en ont pas tant fait.

Avez-vous regretté Mme de Pompadour ? Oui sans doute, car dans le fond de son cœur elle était des nôtres ; elle protégeait les lettres autant qu’elle le pouvait : voilà un beau rêve de fini. On dit quelle est morte avec une fermeté digne de vos éloges. Toutes les paysannes meurent ainsi ; mais à la cour la chose est plus rare, on y regrette plus la vie, et je ne sais pas trop bien pourquoi.

On me mande qu’on établit une inquisition sur la littérature ; on s’est aperçu que les ailes commencaient à venir aux Français, et on les leur coupe. Il n’est pas bon qu’une nation s’avise de penser ; c’est un vice dangereux qu’il faut abandonner aux Anglais. J’ai peur que certains hommes d’État ne fassent comme Mme de Bouillon, qui disait : « Comment édifierons-nous le public le vendredi saint ? faisons jeûner nos gens. » Ils diront : « Quel bien ferons-nous à l’État ? persécutons les philosophes. » Comptez que Mme de Pompadour n’aurait jamais persécuté personne. Je suis très-affligé de sa mort.

S’il y a quelque chose de nouveau, je vous demande en grâce de m’en informer. Vos lettres m’instruisent, me consolent, et m’amusent, vous le savez bien ; je ne peux vous le rendre, car que peut-on dire du pied des Alpes et du mont Jura ?

Rencontrez-vous quelquefois frère Thieriot ? Je voudrais bien savoir pourquoi je ne peux pas tirer un mot de ce paresseux-là.

On m’a dit que vous travaillez à un grand ouvrage[3] ; si vous y mettez votre nom, vous n’oserez pas dire la vérité : je voudrais que vous fussiez un peu fripon. Tâchez, si vous pouvez, d’affaiblir votre style nerveux et concis, écrivez platement ; personne assurément ne vous devinera ; on peut dire pesamment de très-bonnes choses ; vous aurez le plaisir d’éclairer le monde sans vous compromettre ; ce serait là une belle action, ce serait se faire tout à tous pour la bonne cause, et vous seriez apôtre sans être martyr. Ah ! mon Dieu ! si trois ou quatre personnes comme vous avaient voulu se donner le mot, le monde serait sage, et je mourrai peut-être avec la douleur de le laisser aussi imbécile que je l’ai trouvé.

Avez-vous toujours le projet d’aller en Italie ? Plût à Dieu ! Je me flatte qu’alors je vous verrais en chemin, et je bénirais le Seigneur. Je vous embrasse de trop loin, et j’en suis bien fâché.

  1. Lévitique, xviii, 7, 8.
  2. Mlle Corneille et sa belle-sœur, Mlle Dupuits.
  3. Sur la destruction des jésuites. L’ouvrage parut en 1765. Il en sera souvent question.