Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5597

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 163-164).

5597. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 14 mars 1764.

Je vous rends mille et mille grâces de vos Manières. Il n’y en a point de bonnes que vous n’ayez pour moi, excepté quand vous me demandez mon approbation ; mais il faut bien vous pardonner quelques petites moqueries. Vous avez toute mon admiration, monsieur, et vous ne la devez point à la prévention ; je vous dois le peu de goût que j’ai ; vous êtes pour moi la pierre de touche ; tout ce qui s’eloigne de votre manière me paraît mauvais. Jugez de ce qui me paraît bon aujourd’hui, où tout est cynique ou pédant ; nulle grâce, nulle facilité, point d’imagination, tout est à la glace ; de la hardiesse sans force, de la licence sans gaité ; point de talent, beaucoup de présomption, voilà le tableau du moment présent.

Vous êtes charmant dans tous les genres ! Pourquoi abandonnez-vous celui des fables ? Permettez que je vous donne un sujet.

Il y avait un lion à Chantilly à qui on jetait tous les roquets qu’on aurait jetés dans la rivière ; il les étranglait tous. Une seule petite chienne, qui se trouva pleine, eut grâce devant ses yeux : il la lécha, la caressa, lui fit part de sa nourriture : elle accoucha. Il ne fit aucun mal à toute sa petite famille, et je ne sais ce qu’elle devint ; mais il arriva un jour que des mâtins vinrent aboyer le lion à la grille de sa loge. La petite chienne se joignit à eux et aboya, et lui tira les oreilles : la punition fut prompte, il l’étrangla ; mais le repentir suivit de près. Il ne la mangea point ; il se coucha auprès d’elle, et parut pénétré de la plus grande tristesse. On espéra qu’une inclination nouvelle pourrait le consoler ; on se trompa : il étrangla sans miséricorde tous les chiens qu’on lui donna.

Ne vous paraît-il pas qu’on peut tirer beaucoup de morale de ce fait (qui est de la plus grande vérité) sur l’ingratitude, sur le besoin que l’on a d’aimer, ou du moins d’avoir de la société ? Le regret qu’a le lion d’avoir puni son amie, quoique ingrate, vous fournira sûrement beaucoup d’idées.

On trouve Mme de Pompadour beaucoup mieux ; mais sa maladie n’est pas près d’être finie, et je n’ose pas prendre beaucoup d’espérance. Je crois que sa perte serait un fort grand malheur : en mon particulier, elle m’affligerait beaucoup, non par aucune raison qui me soit directe, mais par rapport à des gens que j’aime beaucoup ; et puis, qu’est-ce qu’il arriverait de tout ceci ?

Ah ! j’oubliais de vous dire que je suis furieuse de ce qui vient d’arriver : on a imprimé, sans mon consentement, à mon insu, la lettre que vous m’avez écrite avant la dernière. Heureusement on a retranché le nom de la reine ; mais Moncrif y est tout de son long. Cette aventure me rendra sage, et je vous promets bien que tout ce que vous m’écrirez, et tout ce que vous m’enverrez, ne sortira jamais de mes mains, et que je mettrai bon ordre qu’on n’en puisse jamais prendre de copie, ni même qu’on l’apprenne par cœur, parce que je ne les lirai point à ceux qui ont ce talent-là.

Adieu, monsieur ; aimez-moi un peu : c’est justice, c’est reconnaissance, vous aimant, je vous jure, tendrement.

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant, édition de Lescure, 1863.