Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5559

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 123-125).

5559. — À M. L’ABBÉ DE SADE.
Ferney. 12 février.

Vous remplissez, monsieur, le devoir d’un bon parent de Laure[1], et je vous crois allié de Pétrarque, non-seulement par le goût et par les grâces, mais parce que je ne crois point du tout que Pétrarque ait été assez sot pour aimer vingt ans une ingrate. Je suis sûr que vos Mémoires[2] vaudront beaucoup mieux que les raisons que vous donnez de m’avoir abandonné si longtemps ; vous n’en avez d’autres que votre paresse.

Je suis enchanté que vous ayez pris le parti de la retraite ; vous me justifiez par là, et vous m’encouragez. Si je n’étais pas vieux et presque aveugle, Paul irait voir Antoine, et je dirais avec Pétrarque :


Movesi’l vecchierel canuto e bianco
Dal dolce loco ov’ha sua età fornita,
E dalla famigliuola sbigottita,
Che vede’l caro padre venir manco.

(Part. I ; Son. xiv.)

J’irai vous voir assurément à la fontaine de Vaucluse. Ce n’est pas que mes vallées ne soient plus vastes et plus belles que celles où a vécu Pétrarque ; mais je soupçonne que vos bords du Rhône sont moins exposés que les miens aux cruels vents du nord. Le pays de Gex, où j’habite, est un vaste jardin entre des montagnes ; mais la grêle et la neige viennent trop souvent fondre sur mon jardin. J’ai fait bâtir un château très-petit, mais très-commode, où je me suis précautionné contre ces ennemis de la nature : j’y vis avec une nièce que j’aime. Nous y avons marié Mlle Corneille à un gentilhomme du voisinage qui demeure avec nous ; je me suis donné une nombreuse famille que la nature m’avait refusée, et je jouis enfin d’un bonheur que je n’ai jamais goûté que dans la retraite. Je ne puis laisser la famiglia sbigottita : vous feriez donc bien, vous, monsieur, qui avez de la santé, et qui n’êtes point dans la vieillesse, de faire un pèlerinage vers notre climat hérétique. Vous ne craindrez pas le souffle empesté de Genève ; monsieur le légat vous chargera d’agnus et de reliques ; vous en trouverez d’ailleurs chez moi, et je vous avertis d’avance que le pape m’a envoyé par M. le duc de Choiseul un petit morceau de l’habit de saint François, mon patron. Ainsi vous voyez que vous ne risquez rien à faire le voyage : d’ailleurs la ville de Calvin est remplie de philosophes, et je ne crois pas qu’on en puisse dire autant de la ville de la reine Jeanne.

Il y a longtemps que je n’ai été à ma petite campagne des Délices ; je donne la préférence au petit château que j’ai bâti, et je l’aimerai bien davantage si jamais vous daignez prendre une cellule dans ce couvent : vous m’y verrez cultiver les lettres et les arbres, rimer et planter. J’oubliais de vous dire que nous avons chez nous un jésuite qui nous dit la messe ; c’est une espèce d’Hébreu que j’ai recueilli dans la transmigration de Babylone : il n’est point du tout gênant,


· · · · · · · · · · Non tanta superbia victis ;

(Virg., Æn., lib. I, v. 529.)
il joue très-bien aux échecs, dit la messe fort proprement : enfin c’est un jésuite[3] dont un philosophe s’accommoderait. Pourquoi faut-il que nous soyons si loin l’un de l’autre, en demeurant sur le même fleuve !

Je suis bien aise que messieurs d’Avignon sachent que c’est moi qui leur envoie le Rhône ; il sort du lac de Genève, sous mes fenêtres, aux Délices. Il ne tient qu’à vous de venir voir sa source ; vous combleriez de plaisir votre vieux serviteur, qui ne peut vous écrire de sa main, mais qui vous sera toujours tendrement attaché.

  1. Voyez tome XXXIII, pagres 375-376.
  2. Voyez l’article de Voltaire sur les deux premiers volumes de cet ouvrage, tome XXV, page 186.
  3. Le Père Adam ; voyez tome XXVII, page 408.