Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5526

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 89-90).

5526. — DU CARDINAL DE BERNIS.
Au Plessis, près Senlis, le 16 janvier.

Le roi m’a donné pour mes étrennes, mon cher confrère, le premier de tous les biens, la liberté, et la permission de lui faire ma cour, qui est le plus précieux et le plus cher de tous pour un Français comblé des bienfaits de son maître. J’ai été reçu à Versailles avec toute sorte de bonté. Le public à Paris a marqué de la joie ; les faiseurs d’horoscopes ont fait à ce sujet cent almanachs plus extravagants les uns que les autres[1] : pour moi, qui ai appris depuis longtemps à supporter la disgrâce et la fortune, je me suis dérobé aux compliments vrais et faux, et j’ai regagné mon habitation d’hiver, d’où j’irai de temps en temps rendre mes devoirs à Versailles, et voir mes amis à Paris. Les plus anciens à la cour m’ont servi avec amitié ; de sorte que mon cœur est fort à son aise, et que je n’ai jamais pu espérer une position plus agréable, plus libre, et plus honorable. Vous me parlez de Scipion et de Sully : ces noms-là seraient un peu déparés par le mien, mais je puis sans impertinence me livrer au plaisir d’imiter leurs vertus dans la retraite. Je suis bien fâché de vos fluxions. Vous lisez trop, et surtout à la bougie ; souvenez-vous que vous n’êtes immortel que dans vos ouvrages. Conservez l’ornement de la France, et les délices de vos amis et de tous ceux qui ont de l’âme et du goût. Envoyez-moi vos contes honnêtes ; et comme il est très-raisonnable que je vous prêche un peu, je vous prie de quitter quelquefois la lyre et le luth pour toucher la harpe. C’est un genre sublime, où je suis sûr que vous serez plus élevé et plus touchant qu’aucun de vos anciens.

Adieu, mon cher confrère ; quoique libre et heureux, je ne vous aime pas moins que dans mon donjon de Vic-sur-Aisne.

  1. Il paraît que Voltaire n’avait cru à aucun de ces almanachs. Voici ce qu’il écrivait à cette époque à son ami Damilaville : « On a beaucoup parlé à Paris du retour du cardinal de Bernis ; on l’a regarde comme un grand événement, et c’en est un fort petit. (Note de Bourgoing.)