Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5497

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 61-63).

5467. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 29 décembre.

Je vous prends au mot, mon cher et illustre maître, comme Fontenelle prenait la nature sur le fait[1]. M. de La Reynière, fermier des postes, veut Ijien me servir de chaperon pour recevoir vos épîtres canoniques ; faites-moi donc le plaisir de lui adresser dorénavant ce que vous voudrez bien m’envoyer. Je n’ai point reçu l’exemplaire de la Tolérance que vous m’annoncez. Tous les corsaires ne sont pas à Tétuan et sur la Méditerranée ; cependant frère Damilaville me donne encore quelque espérance.


Dieu conduise la barque, et la mène à bon port[2] !


J’ai écrit à frère Hippolyte Bourgelat[3]. J’ai bien de la peine à croire qu’il soit coupable : car c’est un des meilleurs tireurs de la voiture philosophique et assurément des mieux dressés, et qui ont le plus de cœur à l’ouvrage ; mais il ignorait sans doute ce que ce ballot contenait ; il se trouvait dans la circonstance critique du changement de ministre de la librairie, il n’a osé rien hasarder, il a craint d’être mis en fourrière, et assurément la voiture y aurait perdu beaucoup ; mais aussi pourquoi MM. Cramer n’ont-ils pas attendu huit jours ? Puisque vous dites que l’ouvrage du saint prêtre sur la Tolérance a été toléré des ministres et des personnes plus que ministres, un petit mot dit de leur part à Hippolyte Bourgelat, qui ne se pique pas d’être plus intolérant qu’un ministre, aurait levé toute difficulté, et le ballot serait présentement à Paris, au lieu qu’il est peut-être actuellement entre les mains du roi de Maroc, qui aimerait mieux un traité de la tolérance des corsaires que de celle des religions, et qui peut-être fera donner quelques centaines de coups de bâton de plus aux esclaves chrétiens, pour apprendre à nos prêtres à vivre. S’il y a quelque pauvre Mathurin ou père de la Merci dans les prisons de Méquinez, vous m’avouerez qu’il se passerait bien de cette aubaine, que MM. Cramer lui auront value.

Je vous envoie de mémoire (car je n’en ai point gardé de copie) mon petit commerce avec Jean-George#1 ; vous verrez qu’il n’est pas long. Jean-George n’a pas répondu à la réplique, qui en effet était un peu embarrassante pour un sot et pour un fripon à qui on prouve géométriquement qu’il n’est pas autre chose. Sa réponse sera apparemment pour la prochaine instruction pastorale. Vous m’accusez d’enfouir mes talents, parce que je n’ai pas donné les étrivières, comme je le pouvais, à ce fanatique Aaron ; prenez-vous-en[4] au peu de sensation que sa rapsodie a faite à Paris. C’était lui donner une existence que de l’attaquer sérieusement : car, dans la position où je suis, je ne pouvais l’attaquer que de la sorte ; et des plaisanteries auraient mal réussi, surtout après les vôtres. Au reste, ne m’accusez point, mon respectable patriarche, de ne pas servir la bonne cause ; personne peut-être ne lui rend de plus grands services que moi. Savez-vous à quoi je travaille actuelement ? À faire chasser de la Silésie la canaille jésuitique, dont votre ancien disciple n’a que trop d’envie de se débarrasser, attendu les trahisons et perfidies qu’il m’a dit lui-même en avoir éprouvées durant la dernière guerre. Je n’écris point de lettres à Berlin où je ne dise que les philosophes de France sont étonnés que le roi des philosophes, le protecteur déclaré de la philosophie, tarde si longtemps à imiter les rois de France et de Portugal. Ces lettres sont lues au roi, qui est très-sensible, comme vous le savez, à ce que les vrais croyants pensent de lui ; et cette semence produira sans doute un bon effet, moyennant la grâce de Dieu, qui, comme dit très-bien l’Écriture[5], tourne le cœur des rois comme un robinet. Je ne doute pas non plus que nous ne parvinssions à faire rebâtir le temple des Juifs, si votre ancien disciple ne craignait de perdre à cette négociation quelques honnêtes circoncis, qui emporteraient de chez lui trente ou quarante millions.

Marmontel, dans son discours à l’Académie, a parlé de vous comme il le devait, et comme nous en pensons tous. Je me flatte, comme vous, que c’est une acquisition pour la bonne cause. Petit à petit l’Église de Dieu se fortifie.

Je ne connais point l’ouvrage de Dumarsais, dont vous me parlez. S’il est en effet aussi utile que vous le dites, je prie Dieu de donner à l’auteur, dans l’autre monde, un lieu de rafraîchissement, de lumière, et de paix, comme s’exprime la très-sainte messe. Mais ce que je connais, et ce qui m’a fait grand plaisir, ce sont deux jolis contes[6] qui courent le monde, et qui seront, à ce qu’on m’assure, suivis de beaucoup d’autres. Que le Seigneur bénisse et conserve l’aveugle très-clairvoyant à qui nous devons de si jolies veillées ! Puisse-t-il faire longtemps de pareils contes, et se moquer longtemps de ceux dont on nous berce ! Il y aurait encore bien d’autres choses dont il pourrait se moquer s’il le voulait ; mais il a (car je suis en train de citer l’Évangile) la prudence du serpent[7], et peut-être aussi la simplicité de la colombe, en croyant de ses amis des gens qui n’en sont guère. Après tout, il est bon que la philosophie fasse flèche de tout bois, et que tout concoure à la servir, même les parlements, qui ne s’en doutent pas, et quelques honnêtes gens, qui la détestent, mais qui, tout en la délestant, lui sont utiles malgré eux.


Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?

(Zaïre, acte II, scène i.)

Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse.

  1. Fontenelle s’est servi de cette expression dans son Éloge de Tournefort.
  2. Regnard, Folies amoureuses, acte III, scène ix.
  3. Bourgelat s’appelait Claude.
  4. lettre de m. d’alembert à m. l’évêque du puy.

    Monseigneur, on vient de m’apporter de votre part un ouvrage où je suis personnellement insulté. Je ne puis croire que votre intention ait été de me faire un pareil présent : c’est sans doute une méprise de votre libraire, à qui je viens de le renvoyer. J’ai l’honneur d’être, etc.

    réponse l’évêque.

    Ce n’est point par mon ordre, monsieur, que mon Instruction pastorale vous a été envoyée. Je vous le déclare volontiers ; et je suis fâché de cette méprise, puisqu’elle vous a déplu. Je le suis aussi de ce que vous vous regardez comme personnellement insulté dans un ouvrage où vous ne l’êtes pas. J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus sincères, etc.

    réplique.

    Vous m’avez mis expressément, monseigneur, dans votre Instruction pastorale, au nombre des ennemis de la religion, que je n’ai pourtant jamais attaquée, même dans les passages que vous citez de mes écrits. J’avais cru qu’une imputation si publique et si injuste, faite par un évêque, était une insulte personnelle, sans parler des qualifications peu obligeantes que vous y avez jointes, et qui à la vérité n’y ajoutent rien de plus. Quoi qu’il en soit, je vois par votre lettre combien votre libraire a été peu attentif à vos ordres, puisqu’il m’a expressément écrit que vous l’aviez chargé d’envoyer votre mandement à tous les membres de l’Académie française. Vous voyez bien, monseigneur, qu’il était nécessaire de vous avertir de cette petite méprise, dont je ne suis d’ailleurs nullement blessé, non plus que de l’insulte. J’espère qu’au moins en cela vous ne me trouverez pas mauvais chrétien. C’est dans ces dispositions que j’ai l’honneur d’être, monseigneur, votre, etc.

  5. Proverbes, xxi, 1.
  6. Ce qui plait aux Dames et l’Éducation d’une fille.
  7. Matthieu, x, 10.