Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 873

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 486-487).
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873. — À M. THIERIOT.
À Cirey.

Père Mersenne, je reçois votre lettre du 9. Il faut d’abord parler de notre grande nièce[1], car son bonheur doit marcher avant toutes les discussions littéraires, et l’homme doit aller avant le philosophe et le poëte. Ce sera donc du meilleur de mon cœur que je contribuerai à son établissement ; et je vais lui assurer les vingt-cinq mille livres que vous demandez, bien fâché que vous ne vous appeliez pas M. de Fontaine, car, en ce cas, je lui assurerais bien davantage.

Sans doute je vais travailler à une édition correcte des Èléments de Newton, qui ne seront ni pour les dames ni pour tout le monde[2], mais où l’on trouvera de la vérité et de la méthode. Ce n’est point là un livre à parcourir comme un recueil de vers nouveaux ; c’est un livre à méditer, et dont un Rousseau ou un Desfontaines ne sont pas plus juges que d’une action d’homme de bien. Voici la vraie table, telle que je l’ai pu faire pour ajouter les idées de Newton aux règles de la musique. Montrez cela à Orphée-Euclide[3]. Si, à quelques comma près, cela n’est pas juste, c’est Newton qui a tort. Et pourquoi non ? il était homme ; il s’est trompé quelquefois.

Vous êtes un Père Mersenne qu’on ne saurait trop aimer. Je vous ai bien des obligations, mais vous n’êtes pas au bout.

On vient de déballer l’Algarotti. Il est gravé au-devant de son livre avec Mme du Châtelet. Elle est la véritable marquise[4]. Il n’y en a point en Italie qui eût donné à l’auteur d’aussi bons conseils qu’elle. Le peu que je lis de son livre, en courant, me confirme dans mon opinion. C’est presque en italien ce que les Mondes sont en français. L’air de copie domine trop ; et le grand mal, c’est qu’il y a beaucoup d’esprit inutile. L’ouvrage n’est pas plus profond que celui des Mondes. Nota bene que

· · · · · · · · · · · · · · · quæ légat ipsa Lycoris[5]

est très-joli ; mais ce n’est pas pauca meo Gallo, c’est plurima Bernardo. Je crois qu’il y a plus de vérité dans dix pages de mon ouvrage que dans tout son livre ; et voilà peut-être ce qui me coulera à fond, et ce qui fera sa fortune. Il a pris les fleurs pour lui, et m’a laissé les épines. Voici encore un autre livre que je vais dévorer ; c’est la réponse[6] à feu Melon. Comment nommez-vous l’auteur ? Je veux savoir son nom, car vous l’estimez.

Montrez donc ma table et mon Mémoire[7] à Pollion, puisqu’il lit mon livre, afin qu’il rectifie une partie des erreurs qu’il trouvera en son chemin. Je vois que mon Mémoire fera tomber le prix du livre ; les libraires le méritent bien ; mais je ne veux pas me déshonorer pour les enrichir.

Adieu, mon cher ami ; soyez donc de la noce de ma nièce, au moins.

J’oubliais de vous dire combien je suis sensible à la justice que me rendent ceux qui ne m’imputent point ces trois sermons rimés[8], auxquels je n’ai jamais pensé. Encore un mot. Je suis charmé que vous soyez en avance avec le prince ; il est bon qu’il vous ait obligation. Ce n’est point un illustre ingrat ; il n’est à présent qu’un illustre indigent.

Je vous embrasse tendrement. Embrassez Serizy[9].

  1. Marie-Élisabeth Mignot, qui épousa M. de Fontaine le 9 juin suivant.
  2. Allusion au titre du livre d’Algarotti, et à cetui de la première édition du livre des Éléments.
  3. Rameau.
  4. Voyez plus haut la fin de la lettre 867.
  5. Fin d’un vers de Virgile, au commencement de l’églogue x :
    Pauca meo Gallo, sed quæ légat ipsa Lycoris,
    Carmen sunt dicenda · · · · · · · · · · · · · · ·
  6. Réflexions politiques de Dutot.
  7. Mémoire adressé au Journal des Savants sur les Éléments.
  8. Les Discours sur l’Homme.
  9. Surnom de sa nièce.