(tome 1p. 561-569).
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1839.


À Monsieur Etcheverry, an journal les Écoles.


27 février 1839.

Quels beaux vers, monsieur, et comment vous en remercier[1] ! En vers ? Je souffre trop en ce moment de mes yeux malades. En prose ? j’en suis honteux. Vous m’écrivez dans la langue de Lamartine ; il est dur de vous répondre dans la langue de M. Jourdain. Il le faut bien pourtant. Excusez-moi et plaignez-moi. Je ne demanderais pas mieux que de faire des vers comme vous.

Je lis avec un vif intérêt votre Gazette des Écoles. Il y a dans ce journal, comme dans tout ce qui vient de la jeunesse, quelque chose de noble et d’honnête qui fait qu’on l’ouvre avec plaisir. Les articles littéraires ont beaucoup de poésie. Votre critique sait d’où elle vient et où elle va. Il y a dans tout l’ensemble du journal dignité, gravité et talent.

Courage, messieurs, courage ! vous êtes de la génération qui a l’avenir. En philosophie, en littérature, en religion, vous ferez de grandes choses. En politique, vous achèverez les ébauches ; en littérature, vous continuerez l’œuvre. Depuis longtemps, dans tout ce que j’écris, j’appelle à grands cris le jour où l’on substituera les questions sociales aux questions politiques, le jour où, entre le parti de la Restauration et le parti de la Révolution, le parti de la civilisation surgira. Ce jour-là, ce sera votre jour ; ce parti-là, ce sera vous.

Quoi qu’on en dise, l’époque où nous vivons est une belle époque. L’art et la pensée n’ont en aucun temps monté plus haut. Il y a partout de grands commencements de tout. Félicitez-vous, car vous aurez plus d’une sainte tâche à remplir. Pour moi, je vois sans anxiété les innombrables questions qui s’agitent de toutes parts ; car je pressens l’esprit des nouvelles générations, et je sais que vous arrivez les mains pleines de solutions.

Vous êtes penseur et vous êtes poëte, monsieur. Je me félicite d’avoir eu cette occasion de causer un moment avec vous.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments les plus affectueux et les plus distingués.

Victor Hugo[2].


À Léopoldine.
Ce dimanche 12 [Mai 1839].

Envoie, je te prie, ma Didine chérie, à ton amie Clémentine le billet ci-inclus pour son frère qui m’a adressé de jolis vers et dont j’ignore l’adresse. Dis à ta bonne mère que j’ai vu ce matin Charles et Toto. M. Prieur les a réclamés pour la journée. Le thème de concours de Charles est très bien, mais il a malheureusement fait deux solécismes. Cependant rien n’est désespéré.

Dis aussi à ta mère que j’ai oublié sur ma cheminée la lettre pour l’épicier.

A bientôt, chère enfant. Je vous embrasse tous tendrement.

Ton petit père,
V.[3]


À Léopoldine.


Mardi, 25 juin, 8 h. du soir (1839].

Je te réponds tout de suite, chère enfant, afin que cette lettre t’arrive avant ton départ. Ton petit billet m’a fait bien plaisir. Tu t’amuses, tu es contente, cela suffit à tes parents, ma fille ; nous te sentons heureuse, nous sommes heureux.

Il ne faut pas t’étonner si ta bonne mère ne t’a pas écrit. Elle est bien occupée, tu le sais. Elle a toute la maison à tenir, et elle passe tous les jours quatre heures à faire travailler ce pauvre ange de Dédé.

Remercie bien en notre nom l’excellente Mme  Chaley et toute sa famille pour les bontés dont tu as été comblée. Moi je te remercie d’avoir copié ces vers. J’ai pris quelques heures aux promenades, aux jeux, aux causeries sous les arbres ; mais puisque cela ne t’a pas ennuyée, je suis content. Cela t’a fait penser à ton père qui n’a besoin de rien pour penser à toi.

À jeudi, ma Didine bien-aimée. Tu vas nous revenir, et cette idée remplit la maison de joie. À jeudi, mon ange.

Ton bon père.
V.[4]


À Auguste Vacquerie.


23 juillet [1839].

Vous m’envoyez des vers charmants, et vos reproches sont des caresses. Je voudrais, moi, vous remercier en vers, et c’est tout au plus si je puis vous remercier en prose. Figurez-vous que je suis dans ces jours décisifs où l’on tourne autour d’une œuvre qu’on a dans l’esprit afin de trouver le meilleur côté pour l’entamer. Vous avez vu l’an dernier combien j’étais absorbé au moment de commencer Ruy Blas. Il y a une sorte de tristesse sombre et mêlée de crainte qui précède l’abordage d’une grande idée. Vous savez cela, n’est-ce pas ? Je suis dans un de ces instants-là. Seulement, l’idée est-elle grande ? Je le crois. Vous en jugerez un jour.

Ma famille sera bien heureuse en vacances, grâce à vous, mon cher poëte[5]. Je voudrais bien en être. Mais j’ai un tas de cathédrales à voir pour nos travaux du comité[6], et j’aurai à peine six semaines à moi. Vous me regretterez un peu, n’est-il pas vrai ?

Adieu, je suis à vous de toute âme.

Victor H.

Remerciez bien pour moi et les miens votre aimable et excellente

famille[7].
À Madame Victor Hugo,
à Villequier.


Paris, mardi 27 août 1839.

J’ai fini mon troisième acte[8], chère amie. Il est presque aussi long que le premier, ce qui fait que ma pièce a déjà la longueur d’une pièce ordinaire.

Je suis tellement souffrant et la solitude de la maison m’est si insupportable que je vais partir. Je ferai mon dernier acte à mon retour. Il n’y perdra pas, car je suis épuisé de fatigue, et, si j’allais plus loin maintenant, je crois que je tomberais malade. Quand je reviendrai je serai refait, et en huit jours j’aurai fini.

Ainsi, tout est pour le mieux.

J’espère que vous avez fait un bon et charmant voyage et je vous vois d’ici maintenant installés chez mon excellent ami Vacquerie.

Repose-toi bien, mon Adèle, amuse-toi, et dis à tous mes petits bien-aimés de bien s’amuser et d’être bien heureux. Je pense à vous tous constamment et je recommande votre joie au bon Dieu.

J’espère aussi que Charles et Toto travailleront bien en conscience, comme il convient à des têtes couronnées.

Embrasse ma Didine bien-aimée, ma bonne petite Dédé, mon cher petit Toto, mon cher gros Charlot, et embrasse-toi toi-même de ma part, bien tendrement. Je t’aime.

Ton Victor[9].


À Léopoldine.
Marseille, 3 octobre [1839].

J’ai lu tes deux bonnes lettres, ma Didine, et elles m’ont donné bien de la joie. Tout ce que je vois, le beau ciel, les belles montagnes, la belle mer, tout cela n’est rien, vois-tu. Ma cheminée, mon vieux canapé bleu et vous tous sur mes genoux, cela vaut mieux que les Alpes et la Méditerranée. Je le sens bien profondément en ce moment où je suis seul lisant tes chères petites lettres avec les larmes aux yeux.

Dans une quinzaine de jours, du 15 au 20, je vous reverrai, je vous embrasserai, nous en aurons pour longtemps à être ensemble et je serai bien heureux.

Vois-tu, chère fille, on s’en va, parce qu’on a besoin de distraction, et l’on revient, parce qu’on a besoin de bonheur.

Continue d’être bonne et douce et de faire ma joie. Sois attentive et tendre avec ton excellente mère. Elle vous aime tant et elle est si digne d’être aimée.

Toutes les nuits je regarde les étoiles comme nous faisions le soir sur le balcon de la place Royale, et je pense à toi, ma Didine. Je vois avec plaisir que tu aimes et que tu comprends la nature. La nature, c’est le visage du bon Dieu. Il nous regarde par là, et c’est là que nous pouvons lire sa pensée.

Au moment où cette lettre te parviendra, vous serez sur le point de partir pour Paris. Peut-être même serez-vous déjà partis. Moi aussi, dans quelques jours, je vais commencer mon mouvement de retour. Je laisserai derrière moi le beau temps et le beau soleil, mais devant moi je t’aurai, ma Didine bien-aimée, je vous aurai tous. Toute ma vie est dans vous. Je t’embrasse, chère enfant.

Ton bon petit père,
V.

Écris-moi tout de suite à Chalon-sur-Saône, poste restante[10].


À Auguste Vacquerie[11].


Marseille, 3 octobre [1839].

Je ne lis qu’aujourd’hui, cher poëte, votre charmante et douce apostille à la lettre de mon Charlot. Votre message a voyagé à ma suite de Cologne à Marseille et ne fait que d’arriver. J’ai vu en effet de belles choses et dont vous auriez tiré une ravissante poésie. Moi, je n’ai fait que passer, pensant à ceux que j’aime.

Vous êtes parmi ceux-là au premier rang, vous le savez bien, n’est-ce pas ? Vous avez eu pendant un grand mois autour de vous tout ce qui remplit mon cœur. Je vous enviais et je les enviais.

J’avais commencé une longue lettre pour vous. Elle est là. Chaque jour le voyage m’emporte et m’empêche de la finir. — Cela vous montre du moins que je n’ai pas été un instant sans songer à la belle et douce maison de Villequier.

J’ai vu Arles, Avignon, Marseille, les gorges d’Ollioules, Toulon, le ciel de Provence et la Méditerranée. Je vois les plus beaux pays du monde et je vous aime.

Rendez-le moi.

Votre ami.
Victor H.

Je ne vous remercie pas de votre hospitalité si douce pour les miens. Où trouver des mots pour vous dire combien je suis touché ?

J’espère que Madame Lefèvre[12] est tout à fait rétablie[13].


À Léopoldine.
Cannes, 8 octobre [1839].

Voici quatre dessins pour vous quatre, ma Didine. Je t’envoie à toi la cathédrale de Strasbourg pour faire pendant à celle de Reims ; à mon Charlot, une vue d’une vieille tour magnifique qui est à deux lieues d’ici au milieu de la mer dans l’île Saint-Honorat (j’ai mis l’histoire de la tour à côté du dessin) ; à mon Toto une vue d’un faubourg de Bâle, prise de la place de la cathédrale, et à ma Dédé quelques jolies maisons de Baden avec la porte de la ville. J’espère que vous serez tous contents, et puis je ferai d’autres dessins en arrivant à ceux qui se trouveront les moins bien partagés. Le mieux partagé encore, c’est moi, puisque je sens plus que vous la joie que je vous donne.

Les montagnes qu’il y a derrière le clocher de Strasbourg, ce sont les montagnes de la Forêt-Noire.

Je suis ici dans un lieu admirable où j’étais venu voir la prison du Masque de fer. J’ai vu aussi le golfe Juan où Napoléon a débarqué en 1815. Après-demain je pars pour Paris. J’y serai le 18 ou le 19. Embrasse bien pour moi ta bonne mère bien-aimée. Dis-lui que je compte sur une lettre d’elle à Chalon-sur-Saône. J’ai là une grosse lettre commencée pour elle. Vos dessins m’ont empêché de la finir. Elle la recevra bientôt.


Mon Charlot, te voilà rentré en classe. Travaille bien, sois un bon élève comme tu es un bon garçon, et aime bien ton père qui pense toujours à toi. Je t’écrirai dans la prochaine lettre que j’écrirai à ta mère.

À bientôt mon Charlot chéri.


À bientôt mon Toto. Depuis treize jours je vis sur la mer. J’ai appris à gouverner une barque à voiles, à faire des nœuds droits, des nœuds de garcette, des nœuds d’hirondelle, etc. Je te montrerai tous mes talents à Paris. Te voilà au collège ; travaille bien aussi toi, mon bijou.


Ma Dédé, je t’aime. Tu aimes bien aussi ton papa, n’est-ce pas ? J’ai voulu ramasser ici des coquillages pour toi ; mais je n’ai rien trouvé. Il n’y a que du sable. C’est absurde.


Je reviens à toi, ma Didine. Rends ta mère heureuse et aime-moi, mon ange.

À bientôt, maman ; à bientôt, mon Adèle. Écrivez-moi une bonne lettre, une bien bonne lettre. Je vous aime et je vous aimerai plus encore si vous me faites lire de douces et tendres paroles dont j’ai besoin.

Pour le loyer, prévenez M. Bellanger que je le paierai à mon retour le 18 ou le 19.

Embrasse-moi, mon Adèle, et sois heureuse si tu m’aimes, car je suis à toi du fond du cœur.

Je vous embrasse tous, mes bien-aimés.

Votre père,
V.

Les dessins sont tous les uns dans les autres. Il faut les défaire avec précaution[14].


À Léopoldine.


Chalon-sur-Saône, 18 octobre [1839].

Du 23 au 25 je serai à Paris et je t’embrasserai, ma Didine bien-aimée, et je vous embrasserai tous. J’espère que je ne serai pas entravé par le défaut de place dans les diligences. C’est ce qui m’empêche de t’écrire le jour précis ; il m’est impossible de le savoir moi-même.

J’ai trouvé ici, mon pauvre ange, deux bonnes petites lettres de toi. Tout ce que tu me dis me va au cœur, mon enfant. Je vois que tu m’aimes, que vous m’aimez tous, et c’est la joie de ma vie.

Écris-moi encore une fois à Fontainebleau, poste restante. Dis à mon Charlot et à mon Toto que je les embrasse bien tendrement et qu’il faut qu’ils travaillent bien maintenant qu’ils se sont bien amusés. J’espère qu’ils ont été contents des petits dessins que je leur ai envoyés.

Toi, ma Didine, continue d’être bonne et douce, élève ton cœur et ton intelligence, aime Dieu dans ta mère, aime-moi aussi moi qui ne travaille que pour vous, et tout ce qui est dans le monde te bénira comme je te bénis.

À bientôt, chère fille.

Ton petit père,
V.

Aie soin qu’on me réserve les lettres et les journaux et que rien ne se perde[15].


À Adèle[16].


Chalon-sur-Saône, 18 octobre 1839.

Il faut que je te remercie aussi toi, ma Dédé, mon pauvre amour. Tu m’as écrit encore une charmante petite lettre que tu as datée, ce dont j’ai été très touché, car il n’y a que toi dans toute la famille qui songe à dater ses lettres. Te voilà donc de retour à Paris.

Chère enfant, tu as quitté avec courage tous les plaisirs de Villequier et tu t’es remise à travailler comme une bonne petite fille que tu es. Aussi ton petit papa t’aime. À bientôt, mon ange, embrasse pour moi ta mère comme tu l’as déjà fait, et Charlot aussi, et Toto aussi. Dans peu de jours je te rendrai tous les baisers que tu auras dépensés.

Ton petit papa.
V.[17]
À l’acteur Provost[18].


2 novembre 1839.

Je ne sais, mon cher monsieur Provost, si c’est de ma faute, mais le public évidemment ne comprend pas que pour un bouffon la métaphore risquée est de droit et que le propre d’un fou de cour, c’est de dire çà et là des choses étranges et folles par l’expression, vraies et sages par la pensée. « Ce caporal des rois » choque ledit public, ce dont je me soucierais fort peu s’il n’en résultait pas du trouble dans un endroit sérieux et important[19]. Je crois donc utile d’y renoncer. On perdrait d’ailleurs peu de chose, je le pense, en passant de l’expression triviale et philosophique à l’expression poétique et figurée, et en disant, au lieu de « la Mort, ce caporal des rois », etc.,

Pâle centurion, la Mort met en leur lieu, etc.

Jugez-en vous-même. Faites d’ailleurs pour le mieux. Au bout du compte, cela m’est égal. Ce qui ne m’est pas indifférent, c’est le talent que vous déployez dans ce rôle, et je saisis avec plaisir cette occasion de vous en remercier et de vous en féliciter encore une fois.

Recevez, je vous prie, tous mes compliments.

Victor Hugo.

  1. Vers insérés dans le 15e numéro des Écoles.
  2. Coupure de journal. Archives de la famille de Victor Hugo.
  3. Archives de la famille de Victor Hugo.
  4. Archives de la famille de Victor Hugo.
  5. Mme  Victor Hugo et ses enfants passèrent l’été de 1839 à Villequier chez la mère d’Auguste et Charles Vacquerie.
  6. Comité historique des Arts et Monuments.
  7. Les Jumeaux. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.
  8. Il s’agit du drame Les Jumeaux, qui ne fut jamais terminé.
  9. Bibliothèque nationale.
  10. Archives de la famille de Victor Hugo.
  11. Inédite.
  12. Sœur d’Auguste Vacquerie.
  13. Bibliothèque Nationale.
  14. Archives de la famille de Victor Hugo.
  15. Archives de la famille de Victor Hugo.
  16. Inédite.
  17. Collection Louis Barthou.
  18. Provost jouait le rôle de L’Angély dans une reprise de Marion de Lorme au Théâtre-Français.
  19. Acte IV, dernière scène.