(tome 1p. 341-363).
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1822.


Monsieur le comte Jules de Rességuier,
à Toulouse.
Monsieur le comte et cher confrère.

Il y a deux mois environ que je vous écrivis et vous envoyai la collection entière du Conservateur littéraire par une occasion que notre ami Alexandre Soumet m’avait offerte. Je me justifiais dans cette lettre du long silence auquel mes affaires et mes chagrins m’avaient, bien malgré moi, condamné. J’ignore si vous l’avez reçue et je m’empresse de saisir enfin un moment de calme et de loisir pour m’informer, non de cet envoi qui ne vaut pas la peine de nous occuper plus longtemps, mais de votre santé et de votre amitié, deux choses bien précieuses pour moi, et dont je ne sais, en vérité, laquelle m’est la plus chère. Si vous me le demandiez, je ne pourrais que répondre comme cet enfant : je les aime le mieux toutes les deux.

Alexandre[1] qui est toujours malade, ou paresseux, a cependant terminé son Saül[2], que je préfère à sa Clytemnestre[3], que je préfère à tout ce qui a paru sur notre scène depuis un demi-siècle. J’attends avec bien de l’impatience la représentation de l’une ou l’autre de ces belles tragédies, qui est fixée au mois de mars au plus tard. Je désirerais vivement que Saül fût joué le premier ; cet ouvrage entièrement original, sévère comme une pièce grecque et intéressant comme un drame germanique, révélerait du premier coup toute la hauteur de Soumet. Le jour du triomphe d’Alexandre sera pour moi un bien beau jour.

J’enverrai peut-être cette année à l’Académie, pour l’une de ses séances publiques, une ode sur le Dévouement dans la peste ; au moins ne renfermera-t-elle aucun sentiment politique.

Et vous, mon cher confrère, que faites-vous au pays des troubadours ? Soumet m’a montré des vers charmants que vous lui avez envoyés dernièrement. En ouvrant l’Almanach des dames, j’ai été agréablement surpris d’y rencontrer votre élégie si touchante et si gracieuse, la Consolation d’une mère ; ce qui, avec quelques vers de Soumet, m’a fait pardonner à l’éditeur le mauvais choix des autres morceaux de son recueil.

Votre ami dévoué et indigne confrère et serviteur,

Victor-M. Hugo.

P. S. — Me permettrez-vous de vous adresser quelques poètes qui désirent concourir aux Jeux Floraux et n’ont pas de correspondant ? Un bien jeune homme, M. F. Durand[4], auteur du Jeune poète mourant, et envers lequel je crois que l’Académie a au moins beaucoup de sévérité à réparer, m’a fait parvenir une ode pleine de talent, le Détachement de la terre, qui, après quelques corrections, sera, selon moi, très digne d’une couronne.

Au reste vous en jugerez, car j’ai pris la liberté de lui donner votre adresse à Toulouse, en attendant que vous me l’envoyiez d’une manière plus précise. Grondez-moi, si j’ai été indiscret, mais aimez-moi beaucoup, je vous aime encore plus.

Paris, le 17 janvier 1822.

Veuillez présenter, s. v. p., mes hommages à madame la comtesse. Alexandre Soumet, qui est souffrant en ce moment, me charge de mille amitiés et souvenirs pour vous. Veuillez, si vous le voyez, me rappeler au bon souvenir de M. Pinaud ; je compte lui écrire incessamment.


À Madame Delon.
[Janvier 1822.]
Madame,

J’ignore si votre malheureux Delon est arrêté. J’ignore quelle peine serait portée contre celui qui le recèlerait. Je n’examine pas si mes opinions sont diamétralement opposées aux siennes. Dans le moment du danger, je sais seulement que je suis son ami et que nous nous sommes cordialement embrassés il y a un mois. S’il n’est pas arrêté, je lui offre un asile chez moi ; j’habite avec un jeune cousin qui ne connaît pas Delon. Mon profond attachement aux Bourbons est connu ; mais cette circonstance même est un motif de sécurité pour vous, car elle éloignera de moi tout soupçon de cacher un homme prévenu de conspiration, crime dont j’aime d’ailleurs à croire Delon innocent. Quoi qu’il en soit, veuillez, madame, lui faire parvenir cet avis, si vous en avez quelque moyen. Coupable ou non, je l’attends. Il peut se fier à la loyauté d’un royaliste et au dévouement d’un ami d’enfance.

En vous faisant cette proposition, je ne fais qu’accomplir un legs de l’affection que ma pauvre mère vous a toujours conservée. Il m’est doux dans cette triste circonstance de vous donner cette preuve du respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.[5].


À Monsieur le général Hugo,
à sa terre de Saint-Lazare près Blois.
11 avril 1822.
Mon cher papa.

Depuis hier nous sommes dans la désolation. Il y a bien longtemps qu’Eugène était tout à fait changé pour nous. Son caractère sombre, ses habitudes singulières, ses idées bizarres avaient mêlé de cruelles inquiétudes aux dernières douleurs de notre mère bien-aimée. Si nous n’avions mené une vie aussi paisible et aussi simple, on eût pu croire que quelque chose de violent se passait en lui. Depuis la perte de notre pauvre mère il avait cessé de témoigner à ses frères et à ses amis aucune affection. Avant-hier enfin il a disparu, nous laissant un billet froid et laconique où il nous annonce que des événements imprévus l’obligent à partir à l’instant même, et où il nous fait pressentir qu’un jour il reviendra. Nous nous perdons en conjectures et en recherches ; depuis longtemps nous remarquions qu’il sortait à des heures extraordinaires, nous empruntait notre argent, souvent en revenant plusieurs fois en demander dans la même journée, qu’il écrivait des lettres cachées pour ses frères qui n’avaient point de secret pour lui.

Pourquoi faut-il que ce dernier acte de folie nous force à te révéler ce que nous aurions voulu te laisser toujours ignorer, afin de t’épargner au moins celle-là d’entre les souffrances de notre mère ? Mais après avoir attendu son retour vingt-quatre heures, il est de notre devoir de t’informer de cette disparition déplorable. Nous t’en supplions, mon cher papa, songe que ce pauvre Eugène est encore plus à plaindre que nous ; quelques mots de son billet nous font craindre qu’il ne t’écrive une lettre qui serait marquée au coin de la plus inexplicable ingratitude si elle n’était dictée par la démence. Rappelle-toi, mon cher papa, toute ta tendresse de père, toute ton indulgence d’ami ; Eugène a un excellent cœur, mais la position incompréhensible où il paraît placé le force à chercher des prétextes bons ou mauvais pour colorer sa conduite. Peut-être ton fils, qui semble avoir été entraîné par des liaisons funestes, sortira-t-il pur et honorable de l’abîme où nous le croyons tombé. Mais alors pourquoi ne nous avoir laissé en partant aucune trace d’affection ? Suspendons notre jugement, mon cher papa ; Eugène a un bon cœur, il reconnaîtra sa faute ; en attendant, plaignons-le et plains-nous comme nous te plaignons. En attendant ta réponse, nous t’embrassons tendrement. Peut-être va-t-il revenir et nos bras comme les tiens lui seront ouverts.

Tes fils désolés et respectueux,

Victor, A. Hugo[6].


Monsieur l’abbé F. de Lammenais[7]
à la Chesnaie, près Dinan (Côtes-du-Nord).
Paris, 17 mai.

Je voulais, mon respectable ami, vous envoyer avec ma réponse le recueil d’odes que je publie en ce moment ; mais l’imprimerie tarde un peu, et je sens le besoin de vous dire combien votre dernière lettre m’a apporté de joie et de consolation. Je me décide donc de vous écrire sans attendre mon volume, qui viendra toujours d’ailleurs assez tôt.

J’éprouve un grand charme à voir votre âme si forte et si profonde dans vos ouvrages devenir si douce et si intime dans vos lettres ; et quand je pense que c’est pour moi que vous êtes ainsi, en vérité je suis tout fier. Je voudrais que quelqu’un pût vous dire là-bas quel vide je vois depuis votre absence parmi tous ceux que j’aime, et avec quel sentiment de reconnaissance et de joie impatiente je reçois de vos nouvelles. Il me semble, quand je lis une de vos lettres, que c’est la consolation qu’il fallait précisément à la souffrance que j’éprouve dans le moment même. Les paroles de l’amitié sont si puissantes qu’elles soulagent toutes les douleurs dans tous les instants. Simples et tendres, elles sont comme le remède unique et universel des maladies de l’âme. Et avec qui doit-on mieux sentir cette vérité qu’avec un ami tel que vous ? Vous m’avez confirmé dans cette conviction qui m’est venue depuis longtemps, c’est qu’un homme supérieur aime avec son génie, comme il écrit avec son âme.

Je vous remercie bien vivement de la correction que vous m’avez indiquée[8]. Vous verrez dans mon volume si je suis docile. Je regrette seulement que vous n’ayez pas été plus sévère et que vous n’ayez pas écouté plus souvent en lisant ces deux odes votre goût excellent. Vous m’auriez certainement aidé à faire disparaître bien des taches et ce serait une reconnaissance de plus que je vous devrais. Au reste, vous verrez dans ce recueil, aux nombreuses corrections que j’ai faites, que j’ai eu l’intention de rendre ces ouvrages le moins imparfaits possible ; et cette intention me suffira, j’en suis sûr, auprès de vous. L’intérêt que vous prenez à mes affaires à la maison du roi m’a également vivement touché. J’ai en ce moment l’assurance que les promesses dont on me berce depuis si longtemps seront réalisées avant six semaines. J’attends avec impatience ce moment qui fixera mon avenir et me permettra de songer à vivre et à être heureux. Il faut souvent tant de circonstances matérielles pour réaliser le rêve le plus pur et le plus idéal.

Adieu, cher et illustre ami, écrivez-moi, vos lettres me font tant de bien ! et mêlez quelquefois mon souvenir à vos pensées et mon nom à vos prières.

Victor.

Parlez-moi, de grâce, du point où en est le troisième volume de votre admirable ouvrage[9].


Monsieur le général Hugo
à sa terre de Saint-Lazare, près de Blois.
Paris, 4 juillet.
Mon cher papa,

Je mettais à suivre la demande de la Société[10] autant d’activité que le bureau des belles-lettres y mettait de lenteur. Enfin, il y a quelques jours, M. de Lourdoueix[11] m’annonça qu’il fallait m’adresser aux bureaux de M. Franchet[12], c’est-à-dire à la police générale ; il me demanda en outre la liste des membres que je ne pus lui donner ; puis il ajouta que, du reste, puisqu’elle était recommandée par moi, la Société de Blois était sans doute composée de manière à ne pouvoir inquiéter le gouvernement. Je crus pouvoir lui en donner l’assurance et il me dit que très probablement, dans le moment de troubles où nous sommes, l’approbation de l’autorité dépendrait de la composition de la Société. Je me rendis d’après son indication aux bureaux de la direction de la police, où l’on me promit de faire des recherches. Hier j’y suis retourné et le chef de bureau auquel a dû être renvoyée la demande (qui est je crois celui de l’ordre) m’a déclaré l’avoir cherchée en vain et n’en avoir jamais entendu parler. 11 paraît donc qu’elle s’est égarée de l’un à l’autre ministère. Il m’a conseillé d’en faire expédier sur-le-champ une autre accompagnée de la liste de MM. les membres et des statuts ; car c’est d’après ces pièces que doit décider le ministre, lequel, m’a-t-il dit, accorde très difficilement ces sortes de demandes dans l’instant de crise où nous sommes. Je m’empresse de te rendre fidèlement compte de tous ces détails, cher papa, afin que tu te consultes sur ce que tu veux faire. Tu me trouveras toujours prêt à te seconder de tout mon faible pouvoir.

D’après ton désir, je suis retourné chez M. le général d’Hurbal[13] que je n’ai point trouvé chez lui. J’ai demandé son adresse à Meudon, et j’irai, quoiqu’on m’ait dit qu’il était assez difficile de le rencontrer parce qu’il fait de fréquentes excursions.

Puisque l’eau de Barèges te fait du bien, je te prie d’en continuer l’usage. Il faut espérer que les palpitations dont tu te plains disparaîtront tout à fait avec du repos et du bonheur.

Pour moi, mon bon et cher papa, je vois le moment du mien approcher avec la fin de mes affaires aux ministères ; mon impatience est grande, et tu le comprendras. Quand j’aurai tout reçu de toi, comment pourrai-je m’acquitter ?

Je croyais t’avoir dit qu’Eugène n’avait d’autre ressource que la pension que tu lui fais, en attendant qu’il s’en soit créé par son travail ; c’est pour cela que je le recommandai si souvent à ta générosité. Nul doute qu’en se refroidissant, il ne sente toute la reconnaissance qu’il te doit.

Nous supporterons encore le sacrifice que la nécessité t’oblige de nous faire supporter[14]. Nous ne doutons pas que, puisque tu le fais, c’est que tu ne peux autrement.

Adieu, cher papa, j’attends avec impatience ton poëme[15] et les conseils que tu m’annonces. Je te remercie vivement de toute la peine que je te cause. Ils pourront m’être fort utiles pour ma seconde édition à laquelle je vais bientôt songer, car celle-ci s’épuise avec une rapidité que j’étais loin d’espérer. Crois-tu qu’il s’en vendrait à Blois ?

Le papier me manque pour te parler de mes grands projets littéraires, mais non pour te renouveler la tendre assurance de mon respect et de mon amour. Je t’embrasse.

Ton fils soumis,
Victor.

J’ai envoyé au colonel[16] un exemplaire avant d’avoir reçu ta lettre[17].


Monsieur le général Hugo,
à sa terre de Saint-Lavare, près Blois[18].
Paris, 18 juillet 1822.
Mon cher papa.

Je suis dans la joie, et je m’empresse de t’écrire pour que tu sois heureux de mon bonheur, toi qui y as contribué, toi à qui il est réservé de l’achever. J’ai enfin obtenu mon traitement académique. Le Roi m’accorde, ainsi qu’à mon honorable confrère, M. Alex. Soumet, une pension de 1 200 francs sur sa cassette. Je te transmets cette heureuse nouvelle sous le secret, parce qu’une autre pension va m’être incessamment donnée au ministère de l’Intérieur (j’en ai l’assurance positive de M. de Lourdoueix) et qu’il serait à craindre que la publicité de l’une ne gênât l’émission de l’autre. Reçois donc ici, mon bien cher papa, tous les remerciements de ton fils pour ce que tu as fait pour lui dans cette occasion et pour ce que tu vas faire encore ; car c’est maintenant que j’attends tout de ton cœur et de ta bonté.

Oui, cher papa, le moment que dans ta tendresse pour moi, tu as appelé comme moi de tous tes vœux et hâté de tous tes efforts, est venu. Je sais bien que ta sollicitude paternelle va me représenter ici que 1 200 francs ne suffisent pas pour tenir une maison ; mais il faut ajouter à ces 1 200 francs une somme au moins égale, produit de mon travail annuel ; ensuite, mon cher papa, mon intention n’est pas de tenir maison. J’ai la certitude que, sitôt que tu auras fait connaître tes désirs à M. et Mme  Foucher, ces bons parents seront heureux de garder leur fille et leur gendre auprès d’eux ; leur logement s’y prête à merveille, et tu sentiras maintenant, cher papa, que vivant comme une seule famille et un seul ménage, 2 400 francs seront plus que suffisants pour l’entretien de tes enfants. Joins à cela, ce qui doit achever de lever toute difficulté, que cet arrangement pourra durer jusqu’à ce que mes revenus, accrus par l’extension de mon travail et la pension qui m’est promise si positivement au ministère de l’Intérieur, me permettent d’avoir ma maison et mon ménage. Tu vois, mon cher papa, combien toute inquiétude est désormais impossible, et je suis certain que tu seras aussi heureux que moi-même de la félicité que va m’apporter ta prochaine lettre.

Tu écriras sans doute aussi en même temps à l’excellent monsieur Foucher dont les favorables dispositions me sont connues et qui n’attend plus qu’un mot de toi. C’est une famille, mon cher papa, à laquelle tu t’applaudiras en tout temps d’avoir associé la tienne.

Adieu, mon cher et bon papa, j’espère que ta santé s’améliore toujours, m’en donner l’assurance dans ta prochaine lettre, ce sera ajouter un bonheur à la félicité que va te devoir

Ton fils tendre, respectueux et reconnaissant,
Victor.

Nous t’embrassons tous ici bien tendrement.

Les nouvelles recherches que je viens de faire relativement à la Société de Blois ont été infructueuses. Mande-moi tes intentions à cet égard[19].


À Monsieur le comte Jules de Rességuier, à Toulouse.
20 juillet 1822.

Vous devez bien m’en vouloir, cher ami, de n’avoir reçu que mon recueil[20], quand je vous promettais les vers ravissants de Michol, mais vous savez un peu comme est notre Alex. Soumet ; il fait d’admirable poésie et ne se doute pas que ses amis puissent en être avides. Maintenant il est à Passy et moi à Gentilly, il court sans cesse à cause des répétitions de sa Clytemnestre, la Muse seule sait où le trouver. Moi, je me lasse d’attendre pour vous écrire ces vers tant de fois promis, et je vous écris. Prenez donc cette lettre en patience, en attendant la prochaine qui vous apportera sans doute avec elle son absolution poétique. Votre ode charmante a vu le jour dans les Annales et j’ai été aussi confus de votre amitié que fier de votre talent.

Nos journalistes n’ont pas encore honoré d’un article mon pauvre recueil ; ils attendent, m’a-t-on dit, des visites, des sollicitations de louanges. Je ne puis croire qu’ils fassent cet affront à moi et à eux-mêmes. En attendant, le volume se vend bien, au delà de mes espérances, et j’espère songer avant peu à une nouvelle édition.

Adieu, mon excellent Jules, mon bien cher ami. Pardon de vous envoyer ainsi coup sur coup des vers et de la prose. Je voudrais bien être à même de ne rien vous envoyer, je vous embrasserais bien tendrement.

Victor.


Au général Hugo.
Paris, 26 juillet.
Mon cher papa,

Ta lettre a comblé ma joie et ma reconnaissance. Je n’attendais pas moins de mon bon et tendre père. Je sors de chez M. de Lourdoueix ; il doit sous très peu de jours me fixer un terme précis ; alors je montrerai ta lettre à M. et Mme  Foucher[21] Ainsi je te devrai tout, vie, bonheur, tout ! Quelle gratitude n’es-tu pas en droit d’attendre de moi, toi, mon père, qui as comblé le vide immense laissé dans mon cœur par la perte de ma bien-aimée mère !

Je doute, pour ce qui concerne la pension que je viens d’obtenir de la maison du roi, qu’on me rappelle le trimestre de juillet ; alors elle ne courrait qu’à dater du 1er octobre, ce qui remettrait mon bienheureux mariage à la fin de septembre ; c’est bien long, mais je me console en pensant que mon bonheur est décidé. Quand l’espérance est changée en certitude, la patience est moins malaisée. Cher papa, si tu savais quel ange tu vas nommer ta fille !

J’attends toujours impatiemment ton poème, et je ferai des exemplaires du Journal de Thionville l’usage que tu m’indiques[22] ; un espagnol nommé d’Abayma, qui m’est venu voir hier, m’a parlé de mon père de manière à m’en rendre fier, si je ne l’avais pas déjà été.

Je n’ai aucune prévention contre ton épouse actuelle[23], n’ayant pas l’honneur de la connaître. J’ai pour elle le respect que je dois à la femme qui porte ton noble nom ; c’est donc sans aucune répugnance que je te prierai d’être mon interprète auprès d’elle ; je ne crois pouvoir mieux choisir. N’est-il pas vrai, mon excellent et cher papa. ?

Adieu, pardonne ce griffonnage, c’est ma reconnaissance, c’est ma joie qui me rendent illisible. Adieu, cher papa, porte-toi bien et aime ton fils heureux, dévoué et respectueux.

Victor.

Je tâcherai de remettre en personne ta lettre au général d’Hurbal. Je renouvelle mes démarches pour la Société de Blois.

Dans ma prochaine lettre, je te parlerai de tous les travaux auxquels le bonheur va me permettre de livrer un esprit calme, une tête tranquille et un cœur content. Tu seras peut-être satisfait ; c’est au moins mon plus vif désir[24].


Au général Hugo.
Mon cher papa.

Au moment où je commence cette lettre, on m’apporte l’argent du mois. Les 36 francs qui y sont joints seront remis aujourd’hui même à leur destination. Les exemplaires de l’intéressant Journal de Thionville que tu destinais à l’Académie des Sciences et au rédacteur du Dictionnaire des Généraux français, sont déjà parvenus à la leur.

J’ai reçu en même temps que ta dernière lettre un paquet de M. le Secrétaire de la Société de Blois. J’aurai l’honneur de lui répondre directement dès que les nouvelles démarches que je viens d’entreprendre m’auront donné un résultat quelconque. Il est tout simple, cher papa, que j’apporte beaucoup de zèle à cette affaire : tu y prends intérêt.

Je me hâte d’en venir à ton ingénieux poëme ; il me tardait de te dire tout le plaisir que j’ai éprouvé à le lire. Je l’ai déjà relu trois fois et j’en sais des passages par cœur. On trouve à chaque page une foule de vers excellents, tels que


Et vendre à tout venant le pardon que je donne,


et des peintures pleines de verve et d’esprit, comme celle de Lucifer prenant sa lunette pour observer l’ange. Plusieurs de mes amis, qui sont en même temps de nos littérateurs les plus distingués, portent de ton ouvrage le même jugement que moi. Tu vois donc, bien cher papa, que je ne suis pas prévenu par l’amour profond et la tendre reconnaissance que je t’ai vouée pour la vie. Ton fils soumis et respectueux,


Victor.
Paris, 8 août.

Je crois en vérité M. le général d’Hurbal introuvable. J’ai été à Meudon inutilement. J’espère être plus heureux un de ces jours.

J’attends toujours un mot de M. de Lourdoueix qui ne peut se faire attendre maintenant que la session est presque finie.

Encore un mot, cher papa, malgré l’heure de la poste qui me presse, je ne puis m’empêcher de te dire combien il m’a semblé remarquable que tu aies mis si peu de temps à faire ton joli poëme ; — parle-moi de ta santé, de grâce, dans ta prochaine. — Ce projet d’aller passer les vendanges près de toi était charmant, j’y ai reconnu toute ta bonté[25] ; mais il faudra remettre ce bonheur à l’année prochaine ; rien alors ne l’entravera[26].


Au général Hugo.
Mon cher papa,

Il y a déjà longtemps que j’aurais répondu à ta bonne et chère lettre, si je n’avais désiré te marquer en même temps le résultat définitif de mes démarches pour la Société de Blois. Il n’est pas tel que tu le désirais, et c’est une peine qui se mêle au plaisir de t’écrire. Tu sais que le dossier de la Société fut renvoyé (selon l’usage, à ce qu’il paraît), dans les bureaux de la direction générale de la police. Après plusieurs démarches dans ces bureaux, j’obtins enfin il y a quelque temps cette réponse de M. Franchet, que le gouvernement ne jugeait pas à propos d’accorder en ce moment aucune autorisation de ce genre ; que d’ailleurs la Société de Blois n’étant composée en ce moment que de quatorze membres pouvait se passer de cette autorisation, laquelle ne lui deviendrait nécessaire qu’autant qu’elle en porterait le nombre au delà de vingt ; cette réponse me fut donnée comme irrévocable. Sentant néanmoins ce qu’elle avait de peu satisfaisant pour la Société j’ai voulu avant de te l’envoyer remonter jusqu’au ministère de l’Intérieur, qui n’a fait que confirmer d’une manière définitive la réponse du directeur de la police. Je me hâte donc, bien à regret, de t’en faire part. Je pense du reste, mon cher papa, que la Société ne doit pas se décourager. L’obstacle opposé par le gouvernement passera avec les événements qui le font naître, et d’ailleurs si jamais M. de Chateaubriand arrivait au ministère, je ne désespérerais pas de le faire lever, pour peu que tu le désirasses encore. J’aurais alors, par le moyen de cet illustre ami, un peu plus de crédit. Veuille, je te prie, mon cher papa, transmettre tous ces détails à M. le Secrétaire de la Société, auquel j’aurais eu l’honneur d’écrire, si, selon mon vif désir, j’avais eu de bonnes nouvelles à lui annoncer. Pour ne rien te cacher, je te dirai très confidentiellement que MM. les députés, qui s’étaient chargés d’appuyer la demande, ne l’ont fait que très faiblement. Pour moi, j’ai fait bien des pas et des démarches inutiles ; mais je n’en aurais, certes, aucun regret, si j’avais réussi.

Maintenant, cher papa, c’est toi que je vais importuner. Tout annonce que mes affaires à l’Intérieur vont enfin se terminer, et que mon bonheur va commencer. Mais il me faudra mon acte de naissance et mon extrait de baptême. Je m’adresse à toi, mon bon et cher papa ; ne connaissant personne à Besançon, je ne sais comment m’y prendre pour obtenir ces deux papiers ; ta bonté inépuisable est mon recours. Je voudrais les avoir dès à présent, car si j’attendais encore, je tremblerais qu’ils n’apportassent du retard à cette félicité qui me semble déjà si lente à venir. Moi qui connais ton cœur, je sais que tu vas te mettre à ma place ; pardonne-moi de te causer ce petit embarras. Tu nous avais envoyé, il y a quatre ans, nos actes de naissance ; mais en prenant nos inscriptions de droit, nous avons dû les déposer au bureau de l’École selon la loi, et la loi s’oppose à ce qu’on les restitue. Tu me rendrais donc bien heureux en me procurant cette pièce avec mon extrait de baptême, nécessaire pour l’église, comme tu sais.

Adieu, cher et excellent papa ; l’offre que tu me fais dans ta charmante lettre de m’envoyer des vues de Saint-Lazare, dessinées par toi, me comble de joie et d’une douce reconnaissance. Il me serait bien doux de pouvoir placer des ornements aussi chers dans l’appartement qui sera témoin de mon bonheur. Réalise, je t’en prie, cette promesse à laquelle j’attache un si haut prix. Réponds-moi le plus tôt possible, et parle-moi beaucoup de ta santé, de tes occupations, et de ton affection pour tes fils, que peuvent à peine payer tout le respect et tout l’amour de ton

Victor.
Paris, 31 août 1822.

Mon bon oncle Louis m’a écrit pour un objet qui le concerne et dont M. Foucher s’occupe activement. Je lui transmettrai la réponse dès que je l’aurai.

Nous t’embrassons tous ici bien tendrement ; je pense que tu lis à Blois les journaux qui parlent de mon recueil ; si tu le désires, je t’enverrai ceux qui me tombent entre les mains. Je lis et relis ton joli poëme de la Révolte aux Enfers. Parle-moi, je te prie, de ce que tu fais en ce moment ; tu sais combien cela m’intéresse et comme fils et comme littérateur. Pardonne à mon griffonnage ; je t’écris avec une main malade ; je me suis blessé légèrement avec un canif ; ce ne sera rien. Adieu, cher papa, je t’embrasse encore[27].


À Monsieur l’abbé de Lamennais,
à la Chesnaie.
1er septembre 1822.

Il faut que je vous écrive, mon illustre ami ; je vais être heureux : il manquerait quelque chose à mon bonheur si vous n’en étiez le premier informé. Je vais me marier. Je voudrais plus que jamais que vous fussiez à Paris pour connaître l’ange qui va réaliser tous mes rêves de vertu et de félicité. Je n’ai point osé vous parler jusqu’ici, cher ami, de ce qui remplit mon existence. Tout mon avenir était encore en question, et je devais respecter un secret qui n’était pas le mien seulement. Je craignais d’ailleurs de blesser votre austérité sublime par l’aveu d’une passion indomptable, quoique pure et innocente. Mais aujourd’hui que tout se réunit pour me faire un bonheur selon ma volonté, je ne doute pas que tout ce qu’il y a de tendre dans votre âme ne s’intéresse à un amour aussi ancien que moi, à un amour né dans les premiers jours de l’enfance et développé par les premières afflictions de la jeunesse.

Je vous ai dit plusieurs fois, mon noble ami, que s’il y avait quelque dignité et quelque chasteté dans ma vie, ce n’était pas à moi que je le devais. Je sens profondément que je ne suis rien par moi-même. Je tâche de n’être pas indigne de la mère que j’ai perdue et de l’épouse que je vais obtenir. Voilà tout. Quelque chose me dit au fond du cœur, mon ami, que vous me comprendrez. Il me semble que je vous comprends si bien !…

Victor-M. Hugo.


Au général Hugo.


Paris, 13 septembre 1822.
Mon cher papa,

M. de Lourdoueix m’ayant donné sa parole d’honneur que ma pension de l’Intérieur me serait assignée durant l’administration intérimaire de M. de Peyronnet[28], j’ai remis ta lettre à M. Foucher, et tu as dû recevoir sa réponse. Nous n’attendons plus que ton consentement légalisé.

Cher papa, n’attribue le silence d’Abel qu’à la multiplicité de ses occupations ; je lui ai communiqué ta lettre, et il va s’empresser de dissiper lui-même un doute affligeant pour ton cœur.

Si je n’ai pas été baptisé à Besançon, je suis néanmoins sûr de l’avoir été, et tu sais combien il serait fâcheux de recommencer cette cérémonie à mon âge. M. de Lamennais, mon illustre ami, m’a assuré qu’en attestant que j’ai été baptisé en pays étranger (en Italie), cette affirmation, accompagnée de la tienne, suffirait. Tu sens combien de hautes raisons doivent me faire désirer que tu m’envoies cette simple attestation.

Nous sommes au 13, mon cher papa, et je n’ai pas encore reçu notre mois. Ton exactitude à prévenir les besoins de tes fils me rend certain que la négligence ne vient que des Messageries. Mais je t’en avertis, cher papa, sûr que tu t’empresseras de faire cesser notre gêne.

Adieu, mon excellent père ; je t’aime, je t’embrasse et je fais les vœux les plus ardents pour te voir et te voir bien portant.

Ton fils tendre et respectueux,
Victor[29].
Au général Hugo.


Paris, 18 septembre 1822.
Mon cher papa.

Je te réponds courrier par courrier pour te remercier de l’attestation que tu m’envoies, et te prier de mettre autant de célérité à me faire parvenir ton consentement notarié. Je désirerais bien vivement que mon mariage pût avoir lieu le 7 ou le 8 octobre pour un motif impérieux (entre tous les motifs de cœur qui, tu le sais, ne le sont pas moins), c’est que je quitte forcément l’appartement que j’occupe le 8 octobre. J’ai donc prié M. et Mme  Foucher de faire commencer la publication des bans dimanche prochain 22 ; elle se terminera le dimanche 6 octobre ; mais ces bans doivent être également publiés à ton domicile, et il faut que, le 6 octobre, on ait reçu à notre paroisse de Saint-Sulpice la notification de la complète publication des bans à Blois, ce qui ne se pourrait faire qu’autant que tu serais assez bon pour racheter un ban à ta paroisse. Le rachat des bans coûte cinq francs ici, on m’assure qu’il doit être moins cher encore à Blois. Tu sens, mon cher papa, combien est urgente la nécessité qui me fait t’adresser cette instante prière. Il s’agit de m’épargner l’embarras et la dépense de deux déménagements coup sur coup dans un moment qui entraîne déjà naturellement tant de dépenses et d’embarras ; il s’agit de plus encore, c’est de hâter mon bonheur de quelques jours, et je connais assez ton cœur pour ne plus insister.

Je suis tout à fait en règle ; j’ai fait lever sur l’extrait de naissance déposé à l’École de droit une copie notariée qui vaut l’original ; quand ton consentement me sera parvenu, je pourrai remplir toutes les formalités civiles ; le papier que tu m’envoies aujourd’hui suffira également pour les formalités religieuses. Les nom et prénoms de ma bien-aimée fiancée sont Adèle Julie Foucher, fille mineure de Pierre Foucher, chef de bureau au Ministère de la guerre, chevalier de la Légion d’honneur, et d’Anne Victoire Asseline. Ces renseignements te seront nécessaires pour la publication des bans.

Nous avons tous bien vivement regretté ici, mon cher et excellent papa, que cet accident arrivé à ton           [30] nous privât du bonheur de te voir prendre part et ajouter par ta présence à tant de félicité. Il est inutile de de te dire combien ton absence me sera pénibles mais je me dédommagerai quelque jour, j’espère, d’avoir été si longtemps sevré de la joie de t’embrasser.

Il est malheureux encore, cher papa, que cet accident te prive de contribuer aux sacrifices que vont faire M. et Mme  Foucher. Je ne doute pas qu’il n’y a que l’absolue nécessité qui puisse t’imposer cette économie, et je suis sûr que ton cœur en sera le plus affligé. Tâche cependant de nous envoyer le plus tôt possible le mois arriéré. Tu sens combien je vais avoir besoin d’argent dans le moment actuel. Je te supplie encore, bon et cher papa, de faire tout ton possible pour continuer à mes frères Abel et Eugène leur pension. N’oublie pas qu’Eugène était un peu fou quand il t’a écrit, et donne-lui, si tu le peux, cette nouvelle preuve de tendresse généreuse et paternelle. Pour moi, je ne t’importunerai pas de mes besoins ; à dater du 1er octobre, ma pension me sera comptée ; l’autre ne tardera pas, sans doute, et quoique ce moment-ci m’entraîne nécessairement à beaucoup de frais, en redoublant de travail et de veilles je parviendrai peut-être à les couvrir. Le travail ne me sera plus dur désormais : je vais être si heureux !

Permets-moi, en finissant, mon cher et bien cher papa, de te rappeler combien sont importantes toutes les prières que je t’adresse relativement à l’envoi de ton consentement légal, à la publication et au rachat des bans dans ta paroisse[31].

Adieu, pardonne à ce griffonnage et reçois l’expression de ma tendre et profonde reconnaissance.

Ton fils soumis et respectueux,
Victor.

J’ai été obligé de rectifier une erreur d’inadvertance dans la pièce que tu m’envoies ; je suis né le 26 février 1802 et non 1801.

M. et Mme  Foucher sont bien sensibles à tout ce que tu leur dis d’aimable. Tu verras un jour quel présent ils te font quand je t’amènerai ta fille.

Je t’enverrai incessamment tous ceux que j’ai pu me procurer des journaux qui ont parlé de mon recueil. Il continue à se bien vendre, et dans

peu les frais seront couverts. C’est une chose étonnante dans cette saison[32].
À Adolphe Trébuchet,
à Nantes.
23 septembre 1822.

C’est la grossesse de Mme  Foucher, mon bon Adolphe, qui a tant retardé cette réponse ; je reculais de jour en jour, afin de pouvoir te marquer son heureuse délivrance. Après avoir souffert six longues semaines, elle est enfin accouchée hier très laborieusement d’une petite fille qui a de grands yeux noirs. Cette bonne Mme  Foucher a déployé un courage aussi grand que ses souffrances, et ce n’est pas peu dire. Elle va aujourd’hui très bien ainsi que l’enfant. Je ne doute pas, mon cher ami, que ces détails sur une famille que tu aimes et qui te le rend bien t’intéressent ; c’est pourquoi je m’empresse de te les mander.

J’espère avoir très incessamment une autre nouvelle à t’annoncer, et je ne doute pas que mon père et mes frères de Nantes soient heureux de mon bonheur. Il me semble qu’il s’accroîtra quand je sentirai qu’ils le partagent.

J’ai reçu, il y a deux ou trois jours, mon ami, le numéro du Journal de Nantes où ton excellent père parle des Romances espagnoles[33] Abel, qui écrira à ton papa pour le remercier, me charge de lui témoigner, en attendant, avec quelle reconnaissance il a lu cet article plein de bienveillance et de grâce. Je ne saurais te dire, pour moi, combien je suis sensible à tout ce que mon oncle chéri fait pour moi. L’article qu’il me promet sur mes Odes sera certainement le plus précieux pour mon cœur, et je sais d’avance que j’y retrouverai, avec toute son indulgence et toute sa tendresse, tout l’esprit, toute l’élégance qui distinguent son style. Cache à ton papa cette phrase de ma lettre, car on pourrait m’accuser d’influencer mon juge, quand je ne fais que dire des vérités.

Parlons de toi, cher Adolphe ; le tableau, que tu m’envoies, de tes plaisirs, m’a ravi, j’ai été un moment de toutes tes joies. Un jour viendra où je n’aurai pas besoin que tu me les racontes dans tes lettres, pour les partager.

M. de Lamennais, que ses affaires ont amené pour quelques jours à Paris, m’a fait promettre que j’irais l’an prochain en Bretagne : je l’avais déjà promis à d’autres. Il m’a beaucoup parlé des monuments de Lolcmariaker, des pierres de Carnac, etc., et les voir avec cet illustre ami ajouterait sans doute au grand attrait du voyage ; mais je voudrais bien aussi les voir avec toi.

Pour moi, cher ami, mes affaires avancent, et j’espère bien que la première quinzaine d’octobre ne se passera pas sans m’apporter toute la félicité de ma vie. Réjouis-toi avec moi, Adolphe, tu me retrouveras bien heureux. Dis à mon cher oncle combien tout ce qu’il m’écrit de tendre et de touchant m’a pénétré ; dis à toute la famille combien je l’aime, combien il me tarde de la voir. Tu sais tout cela, toi, autrement que par lettres.

Adieu, mes frères t’embrassent comme moi ; ils attendent impatiemment ta lettre. Amuse-toi toujours beaucoup et pense parfois un peu à ton frère de Paris.

Victor.

P. S. — J’ai fait mettre dans les Lettres Champenoises du 21 août une nouvelle annonce d’Anne de Bretagne. Quand la 2e édition de cette excellente notice me sera parvenue, je la ferai annoncer dans les journaux. Mille tendresses chez toi. M. et Mme  Foucher et nos amis te disent une foule de choses affectueuses, porte-toi bien et amuse-toi bien. Adieu, adieu[34].


Au général Hugo.
Paris, 19 octobre 1822.
Mon cher papa,

C’est le plus reconnaissant des fils et le plus heureux des hommes qui t’écrit. Depuis le 12 de ce mois je jouis du bonheur le plus doux et le plus complet, et je n’y vois pas de terme dans l’avenir ; c’est à toi, bon et cher papa, que je dois rapporter l’expression de ces pures et légitimes joies, c’est toi qui m’as fait ma félicité ; reçois donc pour la troisième fois l’assurance de toute ma tendre et profonde gratitude.

Si je ne t’ai pas écrit dans les premiers jours de mon bienheureux mariage, c’est que j’avais le cœur trop plein pour trouver des paroles ; maintenant même tu m’excuseras, mon bon père, car je ne sais pas trop ce que j’écris. Je suis absorbé dans un sentiment profond d’amour, et pourvu que toute cette lettre en soit pleine, je ne doute pas que ton bon cœur ne soit content. Mon angélique Adèle se joint à moi ; si elle osait, elle t’écrirait, mais maintenant que nous ne formons plus qu’un, mon cœur est devenu le sien pour toi.

Permets-moi, en terminant cette trop courte lettre, mon cher et excellent papa, de te recommander les intérêts de mes frères ; je ne doute pas que tu n’aies déjà décidé en leur faveur, mais c’est uniquement pour hâter l’exécution de cette décision que je t’en reparle.

Adieu donc, cher papa, je me sépare de toi avec regret ; c’est pourtant une douceur pour moi que de t’assurer encore de l’amour respectueux et de l’inaltérable reconnaissance de tes heureux enfants.

Victor.

Mes deux frères t’embrassent tendrement. Mon beau-père et ma belle- mère ont été très sensibles à ta lettre ; je crois que M. Foucher te répondra bientôt ; il s’occupe des intérêts de mon oncle Louis au ministère de la Guerre[35].


À Monsieur Pinaud.


Paris, 24 octobre 1822.
Monsieur et bien cher confrère.

Votre aimable lettre est venue me surprendre doucement dans un moment de bonheur. J’ai toujours attaché aux preuves de votre bienveillante amitié un bien grand prix, et dans l’instant où j’en ai reçu ce dernier témoignage, il m’a fait d’autant plus de plaisir que c’était comme si quelque chose de vous, monsieur et cher ami, assistait à ma félicité.

Je ne veux pas que vous appreniez par d’autres que moi que je suis marié, que je viens d’unir ma vie à la plus douce, à la plus angélique et à la plus adorée des femmes. Vous avez contribué à ce que vous voulez bien appeler mes succès, vous avez pris part à mon malheur, je ne doute pas que vous ne ressentiez également toute ma joie.

Je suis heureux que la lecture de ce recueil vous ait présenté quelque intérêt, et plus heureux encore de la conformité de sentiments que vous me manifestez avec tant de grâce. J’espère, quand la deuxième édition de ces Odes paraîtra, ce qui ne tardera pas, sans doute, qu’elles seront moins indignes de votre attention, monsieur, et de celle de tous les hommes éclairés dont j’ambitionne le suffrage.

Je sais que M. de Rességuier est à Paris depuis quatre ou cinq jours ; il est venu me voir et j’ai été assez maladroit et assez malheureux pour être absent de chez moi dans ce moment-là. Je compte néanmoins le voir bientôt, et je remplirai avec bonheur votre commission près de lui. En attendant les détails que cet aimable confrère vous donnera sans doute beaucoup mieux que moi sur Clytemnestre, je vous dirai que ce bel ouvrage va être représenté à la fin du mois, que Saül le suivra immédiatement sur le second théâtre, et que notre excellent confrère Soumet va devoir à ces deux magnifiques ouvrages une gloire immense et unique. Rien, dans cette prédiction, ne m’est inspiré par l’amitié.

Adieu donc ; recevez de nouveau tous mes remerciements pour le plaisir bien doux que m’apportent vos lettres, et croyez, monsieur, que le plus cher de mes titres sera toujours celui de votre confrère, de votre serviteur et de votre ami,

Victor H.

M. Soumet, auquel j’ai montré votre bonne lettre, vous remercie et vous aime comme moi, mais non plus que moi.


Au général Hugo.


Paris, 19 novembre 1822.
Mon cher papa,

Tout ce que ta bonne lettre nous dit de tendre et de personnel a été accueilli par deux cœurs qui n’en font qu’un pour t’aimer. Je ne saurais te dire combien mon Adèle a été sensible à l’expression de ton affection, de cette affection qu’elle mérite si bien par celle qu’elle daigne porter à ton fils. Elle va t’exprimer elle-même tout ce qu’elle ressent pour toi. Veuille bien, je t’en prie, dire à notre belle-mère combien nous sommes reconnaissants de tout ce qu’elle a bien voulu faire pour hâter notre fortuné mariage.

J’ai montré ta lettre à mes frères. Abel va t’écrire ; ils me chargent de t’embrasser tendrement pour eux. Maintenant permets-moi de t’embrasser pour moi et de céder le reste de cette lettre à ta fille.

Ton fils soumis et respectueux,
Victor[36].
À Monsieur Pinaud.


Paris, le 11 décembre 1822.
Monsieur et bien cher confrère,

Pardon, mille fois pardon si je n’ai point encore répondu à cette aimable lettre qui est venue m’apporter quelque chose de votre amitié au milieu de ma félicité nouvelle, et m’a fait sentir qu’un des plus doux bonheurs du bonheur, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est de le voir partagé par nos amis.

Aujourd’hui, monsieur, ma bonne étoile veut qu’au plaisir de vous remercier d’une charmante lettre, il se joigne pour moi le plaisir de réclamer de vous un service. Vous avez peut-être oublié que vous avez un confrère conscrit ; ne riez pas de cette alliance de mots, je vais la justifier. Né au commencement de l’année 1802, je me trouve faire réellement partie de la levée annuelle des quarante mille hommes.

J’ai, à la vérité, de victorieux moyens d’exemption à présenter, et vous les devinez sans doute, mon cher et excellent confrère, mais d’insipides formalités dont je vous demande bien pardon pour ceux qui les ont établies, me forcent à remonter jusqu’à vous pour me servir en quelque sorte d’avocat.

La loi du recrutement accorde l’exemption du service militaire à tous ceux qui auront remporté l’un des grands prix de l’Institut, voire même le prix d’honneur de l’Université. L’oubli fait par le législateur des prix de la seconde Académie du royaume est ici réparé par l’esprit de la loi, et, d’après les informations que j’ai prises, j’ai acquis la certitude que cet article avait été interprété favorablement jusqu’ici, sur la réclamation des secrétaires perpétuels, pour des palmes décernées par des académies bien moins importantes que celle des Jeux Floraux. J’ose donc attendre de cette extrême obligeance dont vous m’avez donné tant de témoignages, que vous voudrez bien faire valoir le droit d’exemption que me donnent les trois couronnes dont l’indulgence de l’Académie m’a honoré, couronnes précieuses auxquelles je dois la gloire, si étrangère à mon âge et à ma faiblesse, de siéger dans son sein ; c’est la cause de l’Académie que vous plaiderez plus encore que la mienne, mon respectable confrère, ce sont ses prérogatives que vous défendrez, car la loi ne peut accorder plus de privilèges à un simple lauréat de l’Institut ou même de l’Université qu’à un membre du plus ancien et de l’un des plus illustres corps littéraires de toute l’Europe. Voilà le service que j’aurai à ajouter à toutes les reconnaissances que je vous dois déjà. Il faudrait que la réclamation que vous voudrez bien faire, en votre qualité de secrétaire perpétuel de l’Académie, fût adressée à M. le ministre de l’Intérieur (bureau des Académies) ; elle serait renvoyée au ministère de la Guerre (bureau du recrutement) et j’ai l’assurance qu’elle y serait couronnée d’un plein succès.

En vous demandant pardon d’avance de tous les soins que je vais vous donner, je vous prierai de me donner de vos nouvelles. Eh bien, Toulouse a-t-elle été bien fière de son Soumet ? Rességuier, qui est aussi aimable dans sa personne que dans ses lettres, vous en parlera plus au long selon votre désir. Je vais, moi, faire envoyer à l’Académie un exemplaire de ce recueil que vous avez jugé avec tant d’indulgence ; je vous prie de m’excuser, près de nos confrères, de l’incurable négligence de mon libraire. Je prépare une seconde édition où il y aura des changements et des corrections. Il n’y a en moi qu’une chose qui ne puisse être changée, c’est mon tendre attachement pour ceux que j’aime et en particulier pour vous, mon cher et excellent confrère.

Le plus dévoué de vos amis et de vos serviteurs,

Victor-M. Hugo.

Ma femme a été on ne peut plus sensible à vos aimables compliments et me charge de vous en remercier.


Au général Hugo.


Ce 20 décembre 1822.
Mon cher papa,

C’est auprès du lit d’Eugène malade et dangereusement malade que je t’écris. Le déplorable état de sa raison, dont je t’avais si souvent entretenu, empirait depuis plusieurs mois d’une manière qui nous alarmait tous profondément, sans que nous pussions y porter sérieusement remède, puisqu’ayant conservé le libre exercice de sa volonté, il se refusait obstinément à tous les secours et à tous les soins. Son amour pour la solitude poussé à un excès effrayant a hâté une crise qui sera peut-être salutaire, du moins il faut l’espérer, mais qui n’en est pas moins extrêmement grave et le laissera pour longtemps dans une position bien délicate. Abel et M. Foucher t’écriront plus de détails sur ce désolant sujet. Pour le moment, je me hâte de te prier de vouloir bien nous envoyer de l’argent, tu comprendras aisément dans quelle gêne ce fatal événement m’a surpris. Abel est également pris au dépourvu et nous nous adressons à toi comme à un père que ses fils ont toujours trouvé dans leurs peines, et pour qui les malheurs de ses enfants sont les premiers malheurs.

Du moins, dans cette cruelle position, avons-nous été heureux dans le hasard qui nous a fait prendre pour médecin une de tes anciennes connaissances, le docteur Fleury.

Adieu, bon et cher papa, j’ai le cœur navré de la triste nouvelle que je t’apporte. Notre malade a passé une assez bonne nuit ; il se trouve mieux ce matin, seulement son esprit, qui est tout à fait délirant depuis avant-hier, est en ce moment très égaré ; on l’a saigné hier, on lui a donné l’émétique ce matin et je suis près de lui en garde-malade. Adieu, adieu ; la poste va partir et je n’ai que le temps de t’embrasser en te promettant de plus longues lettres d’Abel et de M. Foucher.

Ton fils tendre et respectueux,
Victor[37]


  1. Soumet.
  2. Saül représenté à l’Odéon le 9 novembre 1822.
  3. Clytemnestre jouée au Théâtre-Français, le 7 novembre 1822.
  4. Durand, poète, fit aussi de la critique littéraire ; il signait de plusieurs pseudonymes : Durangel, Holmondurand, Durand-Vandraulmon. Latiniste distingué, il fut membre de plusieurs académies de province.
  5. Mme  Victor Hugo. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. — C’est de cette lettre qu’il est question dans les Lettres à la Fiancée, page 97.
  6. Louis Barthou. — Le Général Hugo.
  7. Lamennais, ordonné prêtre en 1816, débuta dans la littérature par un succès : Essai sur l’Indifférence en matière de religion ; mais plus tard son libéralisme croissant, ses écrits à tendance républicaine inquiétèrent le pouvoir ; en 1830 il fonda, avec Lacordaire, le journal l’Avenir qui révolutionna le monde catholique. Le pape désapprouva les doctrines de Lamennais qui fut alors abandonné de tous ses amis. En 1834 il cessa toute fonction sacerdotale et publia Les paroles d’un croyant. En 1848, il fut élu représentant du peuple et siégea à l’extrême gauche. Il mourut pauvre, en 1814. Le duc de Rohan mit en 1821 Lamennais en relations avec Victor Hugo dont il fut le confident plus que le confesseur. Leur correspondance, très amicale, se poursuivit, fréquente, jusqu’en 1851. Voici, notre connaissance, les dernières lignes que Lamennais adressa à Victor Hugo en décembre 1851 : « Vous êtes des héros sans moi. J’en souffre. J’attends vos ordres. Tâchez donc de m’employer à quelque chose, ne fût-ce qu’à mourir. » Histoire d’un crime. Troisième journée.
  8. « Je vous demande une correction dans un seul vers :
    Qu’il s’épure à ces eaux où s’épura Dieu même.
    Cette dernière pensée n’est pas exacte, vous le voyez bien. Dieu, qui est la pureté même, ne

    peut en aucun sens s’épurer. Si le vers le permettait j’aimerais mieux : que sanctifia, que féconda Dieu même. Mais vous trouverez aisément ce qu’il convient de substituer. » (Lettre de Lamennais, 21 avril 1822.)

  9. Essai sur l’Indifférence en matière de religion. — Archives de la famille de Victor Hugo.
  10. Société d’émulation, fondée à Blois, dont le général faisait partie et qui avait besoin de l’autorisation ministérielle.
  11. Directeur des Beaux-Arts, Sciences et Lettres au ministère de l’Intérieur.
  12. Directeur de la police.
  13. Ami du général Hugo qui avait envoyé à Victor une lettre de recommandation pour lui.
  14. Il s’agit d’une retenue sut la pension que le général servait à ses fils.
  15. La Révolte aux enfers.
  16. Louis Hugo, frère du général, résidait à Tulle, où il mourut en 1853. Il commanda les départements du Cantal et de la Corrèze.
  17. Bibliothèque municipale, Blois.
  18. Inédite.
  19. Collection Louis Barthou.
  20. Odes et Poésies diverses.
  21. À sa réponse à la lettre de son fils (18 juillet), le général avait joint la demande officielle adressée à M. et Mme  Foucher ; il en avait laissé la date en blanc, afin, disait-il à Victor, « de te laisser maître d’attendre la nouvelle faveur que l’on te promet ». (22 juillet.) Voici un extrait de la demande en mariage :
    « ... L’état dans lequel j’ai parcouru ma longue carrière ne m’a pas permis autant qu’à vous de connaître bien mes enfants et leurs qualités. Je connais à Victor une sensibilité exquise, un excellent cœur, et tout me porte à croire que ses autres qualités morales répondent à celles-là. C’est ce cœur, ce sont ces qualités que j’ose mettre aux pieds de votre aimable fille. Victor me charge de vous demander la main de cette jeune personne dont il prétend faire le bonheur et dont il attend le sien... Déjà, pour aplanir les premières difficultés, il s’est avec une distinction rare ouvert seul une carrière brillante, il s’est en quelque sorte doté pour offrir à mademoiselle votre fille un état convenable, des espérances et un avenir, vous connaissez ce qu’il est et ce qu’il a. Si des temps plus heureux permettaient l’accomplissement du traité de mai 1814, si la commission mixte des séquestres et indemnités donnait enfin des conclusions que le gouvernement adoptât, Victor recevrait de son père les moyens de monter modestement sa maison…
    « Aussitôt que j’aurai reçu votre réponse, si elle est telle que je me plais à l’espérer, j’adresserai à Victor le consentement voulu par l’article 76 du Code Civil. » (Mme  Victor Hugo. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.)
  22. Le général priait son fils d’en adresser un exemplaire à l’Académie des Sciences.
  23. « Il faudra, mon bon ami, quand il en sera temps, que mon consentement soit accompagné de celui de mon épouse actuelle dont j’aurais adressé les compliments M. et Mme  Foucher sans les préventions qu’on a établies contre elle. » (22 juillet.)
  24. Bibliothèque municipale de Blois.
  25. « ... Si ton mariage avait pu se faire avant le 1er septembre, je t’aurais engagé à venir passer ici avec ta femme le temps des vendanges. » (Lettre du général Hugo, 31 juillet 1822.)
  26. Bibliothèque municipale de Blois.
  27. Bibliothèque municipale de Blois.
  28. Garde des sceaux.
  29. Bibliothèque municipale de Blois.
  30. Mot illisible.
  31. Cette démarche ne fut pas faite à temps, comme le prouve cet extrait de la lettre de Victor Hugo publié par E. Dupuy, La Jeunesse des romantiques :
    « 5 octobre 1822 ... En prévoyant combien je serais contrarié du retard que tu m’annonces, tu ne t’es pas trompé. Je m’empresse aujourd’hui de t’écrire quelques mots pour te prier très instamment de faire au moins en sorte que le certificat de publication des bans m’arrive vendredi matin (11 octobre) avant onze heures. Le jour du mariage est fixé au lundi 11, et toutes les raisons que je t’ai détaillées déjà empêchent qu’il ne soit retardé d’un jour. Je recommande tout cela à cette diligence qui me prouvera ta tendresse et je finis en t’embrassant.
    « Ton fils soumis et respectueux. Victor. »
  32. Bibliothèque municipale de Blois.
  33. Abel Hugo : Romances historiques, traduites de l’espagnol.
  34. Le Figaro, 26 mai 1886.
  35. Bibliothèque municipale de Blois.
  36. Bibliothèque municipale de Blois.
  37. Bibliothèque municipale de Blois.