Correspondance de Leibniz et d’Arnauld (Félix Alcan)/18

Correspondance de Leibniz et d’Arnauld — Arnauld à Leibniz, 28 août 1687
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 588-592).

Arnauld à Leibniz.

28 août 1687.

Je dois commencer par vous faire des excuses de ce que je réponds si tard à votre lettre du 3 avril. J’ai eu depuis ce temps-là diverses maladies et diverses occupations, et j’ai de plus un peu de peine à m’appliquer à des choses si abstraites. C’est pourquoi je vous prie de trouver bon que je vous dise en peu de mots ce que je pense de ce qu’il y a de nouveau dans votre dernière lettre.

1° Je n’ai point d’idée claire de ce que vous entendez par le mot d’exprimer, quand vous dites, que «notre âme exprime plus distinctement cæteris paribus ce qui appartient à son corps, puisqu’elle exprime même tout l’univers en certain sens ». Car si par cette expression vous entendez quelque pensée ou quelque connaissance, je ne puis demeurer d’accord que mon âme ait plus de pensée et de connaissance du mouvement de la lymphe dans les vaisseaux lymphatiques que du mouvement des satellites de Saturne. Que si ce que vous appelez expression n’est ni pensée ni connaissance, je ne sais ce que c’est. Et ainsi cela ne me peut de rien servir pour résoudre la difficulté que je vous avais proposée, comment mon âme peut se donner un sentiment de douleur quand on me pique, lorsque je dors, puisqu’il faudrait pour cela qu’elle connût qu’on me pique, au lieu qu’elle n’a cette connaissance que par la douleur qu’elle ressent.

2° Sur ce qu’on raisonne ainsi dans la philosophie des causes occasionnelles : « Ma main se remue sitôt que je le veux. Or ce n’est pas mon âme qui est la cause réelle de ce mouvement, ce n’est pas non plus le corps. Donc c’est Dieu ; » vous dites que c’est supposer qu’un corps ne se peut pas mouvoir soi-même, ce qui n’est pas votre pensée, et que vous tenez que ce qu’il y a de réel dans l’état qu’on appelle mouvement procède aussi bien de la substance corporelle que la pensée et la volonté procèdent de l’esprit.

Mais c’est ce qui me parait bien difficile à comprendre, qu’un corps qui n’a point de mouvement s’en puisse donner. Et si on admet cela, on ruine une des preuves de Dieu, qui est la nécessité d’un premier moteur.

De plus, quand un corps se pourrait donner du mouvement à soi-même, cela ne ferait pas que ma main ne pût remuer toutes les fois que je le voudrais. Car, étant sans connaissance, comment pourrait elle savoir quand je voudrais qu’elle se remuât ?

3° J’ai plus de choses à dire sur ces formes substantielles indivisibles et indestructibles que vous croyez que l’on doit admettre dans tous les animaux et peut-être même dans les plantes, parce qu’autrement la matière (que vous supposez n’être point composée d’atomes ni de points mathématiques, mais être divisible[1] à l’infini) ne serait point unum per se, mais seulement aggregatum per accidens.

1° Je vous ai répondu qu’il est peut-être essentiel à la matière, qui est le plus imparfait de tous les êtres, de n’avoir point de vraie et propre unité, comme l’a cru saint Augustin, et d’être toujours plura entia, et non proprement unum ens ; et que cela n’est pas plus incompréhensible que la divisibilité de la matière à l’infini, laquelle vous admettez.

Vous répliquez que cela ne peut-être, parce qu’il ne peut y avoir plura entia, où il n’y a point unum ens.

Mais comment vous pouvez-vous servir de cette raison, que M.  de Cordemoy aurait pu croire vraie, mais qui selon vous doit être nécessairement fausse, puisque, hors les corps animés qui n’en font pas la cent mille millième partie, il faut nécessairement que tous les autres qui n’ont point selon vous des formes substantielles soient plura entia, et non proprement unum ens. Il n’est donc pas impossible qu’il y ait plura entia, où il n’y a point proprement unum ens.

2° Je ne vois pas que vos formes substantielles puissent remédier à cette difficulté. Car l’attribut de l’ens qu’on appelle unum, pris comme vous le prenez dans une rigueur métaphysique, doit être essentiel et intrinsèque à ce qui s’appelle unum ens. Donc, si une parcelle de matière n’est point unum ens, mais plura entia, je ne conçois pas qu’une forme substantielle, qui en étant réellement distinguée ne saurait que lui donner une dénomination extrinsèque, puisse faire qu’elle cesse d’être plura entia, et qu’elle devienne unum ens par une dénomination intrinsèque. Je comprends bien que ce nous pourra être une raison de l’appeler unum ens, en ne prenant pas le mot d’unum dans cette rigueur métaphysique. Mais on n’a pas besoin de ces formes substantielles, pour donner le nom d’un à une infinité de corps inanimés. Car n’est-ce pas bien parler de dire que le soleil est un, que la terre que nous habitons est une ? etc. On ne comprend donc pas qu’il y ait aucune nécessité d’admettre ces formes substantielles, pour donner une vraie unité aux corps, qui n’en auraient point sans cela.

3° Vous n’admettez ces formes substantielles que dans les corps animés. Or il n’y a point de corps animé qui ne soit organisé, ni de corps organisé qui ne soit plura entia. Donc, bien loin que vos formes substantielles fassent que les corps auxquels ils sont joints ne soient pas plura entia, qu’il faut qu’ils soient plura entia afin qu’ils y soient joints.

4° Je n’ai aucune idée claire de ces formes substantielles ou âmes des brutes. Il faut que vous les regardiez comme des substances, puisque vous les appelez substantielles, et que vous dites qu’il n’y a que les substances qui soient des êtres véritablement réels, entre lesquels vous mettez principalement ces formes substantielles. Or je ne connais que deux sortes de substances, les corps et les esprits ; et c’est à ceux qui prétendraient qu’il y en a d’autres à nous le montrer, selon la maxime par laquelle vous concluez votre lettre, « qu’on ne doit rien assurer sans fondement ». Supposant donc que ces formes substantielles sont des corps ou des esprits, si ce sont des corps, elles doivent être étendues, et par conséquent divisibles, et divisibles à l’infini ; d’où il s’ensuit qu’elles ne sont point unum ens, mais plura entia, aussi bien que les corps qu’elles animent, et qu’ainsi elles n’auront garde de leur pouvoir donner une vraie unité. Que si ce sont des esprits, leur essence sera de penser ; car c’est ce que je conçois par le mot d’esprit. Or j’ai peine à comprendre qu’une huître pense, qu’un ver pense. Et de plus, comme vous témoignez dans cette lettre que vous n’êtes pas assuré que les plantes n’ont point d’âme, ni vie, ni forme substantielle, il faudrait aussi que vous ne fussiez pas assuré si les plantes ne pensent point, puisque leur forme substantielle, si elles en avaient, n’étant point un corps parce qu’elle ne serait point étendue, devrait être un esprit, c’est-à-dire une substance qui pense.

5° L’indestructibilité de ces formes substantielles ou âmes des brutes me paraît encore plus insoutenable. Je vous avais demandé ce que devenaient ces âmes des brutes lorsqu’elles meurent ou qu’on les tue ; lors par exemple que l’on brûle des chenilles, ce que devenaient leurs âmes. Vous me répondez que « elle demeure dans une petite partie encore vivante du corps de chaque chenille, qui sera toujours autant petite qu’il le faut pour être à couvert de l’action du feu qui déchire ou qui dissipe les corps de ces chenilles ». Et c’est ce qui vous fait dire que « les Anciens se sont trompés d’avoir introduit les transmigrations des âmes au lieu des transformations d’un même animal qui garde toujours la même âme ». On ne pouvait rien s’imaginer de plus subtil pour résoudre cette difficulté. Mais prenez garde, Monsieur, à ce que je m’en vais vous dire. Quand un papillon de ver à soie jette ses œufs, chacun de ces œufs selon vous a une âme de ver à soie, d’où il arrive que cinq ou six mois après il en sort de petits vers à soie. Or, si on avait brûlé cent vers à soie, il y aurait aussi selon vous cent âmes de vers à soie, dans autant de petites parcelles de ces cendres ; mais d’une part je ne sais pas à qui vous pourrez persuader que chaque ver à soie après avoir été brûlé, est demeuré le même animal qui a gardé la même âme jointe a une petite parcelle de cendre qui était auparavant une petite partie de son corps ; et de l’autre, si cela était, pourquoi ne naîtrait-il point de vers à soie de ces parcelles de cendre, comme il en naît des œufs.

6° Mais cette difficulté paraît plus grande dans les animaux que l’on sait plus certainement ne naître jamais que de l’alliance des deux sexes. Je demande, par exemple, ce qu’est devenue l’âme du bélier qu’Abraham immola au lieu d’lsaac et qu’il brûla ensuite. Vous ne direz pas qu’elle est passée dans le fœtus d’un autre bélier. Car ce serait la métempsycose des Anciens que vous condamnez. Mais vous me répondrez qu’elle est demeurée dans une parcelle du corps de bélier réduit en cendres, et qu’ainsi ce n’a été que la transformation du même animal qui a toujours été la même âme. Cela se pourrait dire a avec quelque vraisemblance dans votre hypothèse des formes substantielles d’une chenille qui devient papillon, parce que le papillon est un corps organisé, aussi bien que la chenille, et qu’ainsi c’est un animal qui peut être pris pour le même que la chenille, parce qu’il conserve beaucoup de parties de la chenille sans aucun changement, et que les autres n’ont changé que de figure. Mais cette partie du bélier réduit en cendre dans laquelle l’âme du bélier se serait retirée, n’étant point organisée, ne peut être prise pour un animal, et ainsi l’âme du bélier y étant jointe ne compose point un animal, et encore moins un bélier comme devrait faire l’âme d’un bélier. Que fera donc l’âme de ce bélier dans cette cendre ? Car elle ne peut s’en séparer pour ailleurs : ce serait une transmigration d’âme que vous condamnez. Et il en est de même d’une infinité d’autres âmes qui ne composeraient point d’animaux étant jointes à des parties de matière non organisées, et qu’on ne voit pas, qui puissent l’être selon les lois établies dans la nature. Ce serait donc une infinité de choses monstrueuses que cette infinité d’âmes jointes à corps qui ne seraient point animés. Il n’y a pas longtemps que j’ai vu ce que M.  l’abbé Catelan a répondu à votre réplique, dans les Nouvelles de la République des lettres du mois de juin. Ce qu’il y dit me paraît bien clair. Mais il n’a peut-être pas bien pris votre pensée. Et ainsi j’attends la réponse que vous lui ferez. Je suis,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
A. A.

  1. Gehrardt : Indivisible : contre-sens et même non-sens.