Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1962

Louis Conard (Volume 8p. 405-407).

1962. À SA NIÈCE CAROLINE.
Samedi [28 février 1880].
Ma pauvre Fille,

La première page de ta lettre (reçue avant-hier) m’a fait grand plaisir, bien qu’elle décelât une souffrance : l’insupportation des Bourgeois ! J’ai reconnu mon sang ! Comme je comprends ça ! La Bêtise me suffoque de plus en plus, ce qui est imbécile, car autant vaut s’indigner contre la pluie !

À propos de bêtise, tu sais toutes les phases de l’histoire de Guy ! Mon épître dans le Gaulois lui a beaucoup servi. L’as-tu lue ? Je la trouve fort incorrecte, et l’avoir ainsi publiée est la plus grande marque de dévouement que je puisse donner à quelqu’un. Je n’ai pas dit « l’Art avant tout », mais « l’Ami avant tout ». J’approuve ton idée de faire venir « quelques amateurs » dans ton atelier pour leur soumettre ton œuvre. Présente-toi à la Vie Moderne. ça ne peut pas nuire. J’ai adressé à son rédacteur et à son éditeur des admonestations qui manquaient de tendresse. Jamais je ne leur pardonnerai leurs petits dessins (bonshommes) dont je reçois des plaintes de partout.

N’oublie pas Banville (10, rue de l’Éperon) ; il sera sensible à la politesse et c’est un brave homme.

Ton pauvre mari n’en peut plus ! Mais il y met une patience héroïque. Il croit que tout sera fini lundi ou mardi. Quel soupir de soulagement, ma pauvre chérie ! Allons-nous enfin vivre sans le souci permanent de l’argent ?

Tu as raison pour ton projet de voyage ici. Ton Préhistorique ne t’attend pas avant six semaines (la dernière quinzaine d’avril).

Bouvard et Pécuchet ne vont pas mal. J’entrevois de grands horizons dans ce dixième chapitre.

Félicitations et applaudissements des Rouennais pour ma lettre à Guy. Le Petit Rouennais l’a reproduite.

Reçu ce matin une lettre de Bardoux, toute en sucre, et hier une boîte de raisins, envoyée par Mme Brainne.

Par moments il m’ennuie de toi démesurément et je sens le besoin de te pétrir, et de bécoter ta mine.

Nounou.

La nomination de Du Camp à l’Académie me plonge dans une rêverie sans bornes et augmente mon dégoût de la capitale ! Mes principes n’en sont que renforcés. Labiche et Du Camp, quels auteurs ! Après tout, ils valent mieux que beaucoup de leurs collègues. Et je me répète cette maxime qui est de moi :

« Les honneurs déshonorent,

Le titre dégrade,

La fonction abrutit. »

Commentaire : impossible de pousser plus loin l’orgueil.