Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1815

Louis Conard (Volume 8p. 214-221).

1815. À SA NIÈCE CAROLINE.
Samedi, 2 heures [22 février 1879].
Mon Loulou,

Voici la vérité vraie. J’ai voulu te cacher l’histoire pour ne pas te donner d’angoisses, ou tout au moins d’impatience. En résumé, et d’abord, j’ai eu tort, une fois de plus, de suivre les conseils des autres et de me méfier de mon jugement. Mais je suis incorrigible, je crois toujours au jugement des autres ; puis je m’en trouve mal. Donc, je commence.

Au commencement de janvier, Taine m’a écrit pour me dire que M. de Sacy allait bientôt mourir et que Bardoux ne demandait qu’à me donner sa place[1] : 3 000 francs et le logement. Bien que le logement me tentât (il est splendide), je lui ai répondu que cette place ne me convenait pas, puisqu’un séjour forcé à Paris avec 3 000 francs de rente me rendrait plus pauvre que je ne le suis à Croisset et que j’aimais mieux ne passer que deux ou trois mois à Paris. De plus, la Princesse et Mme Brainne m’ont dit que mes amis s’occupaient de me faire avoir « une position digne de moi ».

Deuxième acte, le lundi. Dès que vous avez été partis, Tourgueneff a pris une figure solennelle et m’a dit : « Gambetta vous demande si vous voulez la place de M. de Sacy : 8 000 francs et le logement ! Répondez-moi tout de suite ». À force d’éloquence et de tendresse (le mot n’est pas trop fort) et secondé en cela par Laporte, il a vaincu les répugnances que j’ai à devenir fonctionnaire ! L’idée que je vous serais moins à charge est, au fond, ce qui m’a décidé. Et après une nuit d’insomnie, je lui ai répondu : « Faites ! » Tout devait se faire en silence et on ne devait t’initier qu’après une conclusion.

Vingt-quatre heures après, lettre de Tourgueneff me disant qu’il s’est trompé, que la place n’est que de 6 000, mais qu’il croyait devoir continuer ses démarches.

Or, Gambetta n’avait rien promis du tout. Goncourt lui avait demandé pour moi une sinécure, ainsi que les Charpentier, lesquels s’étaient monté le bourrichon. Ils avaient écrit à Mme Adam, toute disposée en ma faveur.

Autre lettre : la place n’est plus de 6 000, mais de 4 000 !

Là-dessus, Cordier[2] est venu me voir, et s’est montré tout dévoué. Il a parlé de moi à Paul Bert qui lui a dit qu’il ferait tout pour moi, et au père Hugo qui, séance tenante, a écrit une chaude recommandation à Ferry.

Article du Figaro. Et départ de Tourgueneff pour la Russie. On m’avait prévenu, un peu auparavant, que maître Sénard, ayant contribué au ministère, réclamait la place pour son gendre, auquel elle revient de droit.

Lundi dernier, lettre de Baudry me demandant enfin de mes nouvelles et m’apprenant le mariage de sa fille… Il me dit qu’il fait des démarches pour la place de M. de Sacy, ne parle pas du tout de celles qu’on fait pour moi. Taine lui en avait parlé, mais « elle ne me convient pas du tout ». De plus, il s’apitoie sur mon sort et en veut à Bardoux de ce qu’il ne m’a pas donné celle de Troubat : 3 000 francs et séjour forcé à Compiègne ! Charmante perspective ! Ledit philosophe est un sot. S’il m’avait écrit franchement : « Je vous en prie, tenez-vous tranquille, je vous demande cela comme un service », ma gentilhommerie native m’eût forcé à lui laisser le champ libre. Je lui ai fait répondre par Laporte que j’étais trop souffrant pour lui écrire, et qu’il aurait de moi des explications quand je pourrais tenir ma plume. À Normand, Normand et demi !

Voilà où en sont les choses. Mais je suis sûr qu’il sera nommé[3], et j’en serai pour ma courte honte ! Je passerai pour un sot intrigant : voilà ce qu’on m’aura fait gagner. De plus, l’article du Figaro[4] (on m’écrit maintenant pour me demander des éclaircissements là-dessus, comme hier Mme Achille, et il faut répondre ! Vois-tu la scie !) m’aura fâché avec Mme Adam. Tourgueneff m’a écrit de Berlin pour « s’excuser ». Il ne sait pas d’où peut venir cette élucubration qui contient des choses vraies, et des fausses aussi.

J’avoue qu’elle m’a fait verser des larmes rouges. On publie ma misère ! et ces misérables me plaignent, ils parlent de ma « bonté ». Que c’est dur ! que c’est dur ! Je n’en mérite pas tant ! Maudit soit le jour où j’ai eu la fatale idée de mettre mon nom sur un livre ! Sans ma mère et Bouilhet, je n’aurais jamais imprimé. Comme je le regrette maintenant ! Je demande à ce qu’on m’oublie, à ce qu’on me f… la paix, à ce qu’on ne parle jamais de moi ! Ma personne me devient odieuse. Quand donc serai-je crevé, pour qu’on ne s’en occupe plus ? Tu veux que je te dise la vérité, ma chère fille, eh bien, la voilà ! Mon cœur éclate de rage et je succombe sous le poids des avanies.

[…] Il faut encore que le Figaro, pour les besoins de sa polémique, me traîne dans la fange ! Après tout, c’est bien ! J’ai été lâche, j’ai manqué à mes principes (car moi aussi, j’en ai) et j’en suis puni. Il ne faut pas se plaindre ; mais j’en souffre, oui, cruellement. Pas de pose ! Toute la dignité de ma vie est perdue. Je me regarde comme un homme souillé. Oh ! les Autres ! les éternels Autres ! Et tout cela, pour n’avoir pas l’air d’un entêté, d’un orgueilleux ! Dans la peur de paraître « poser ».

Fortin a visité ma jambe hier et lundi me refera une autre botte de dextrine. Je ne pourrai pas marcher avant un mois, et « ce sera bien joli », dit-il. Je boiterai pendant trois ou quatre ans. Cette perspective ne me désole pas du tout ! Quant à pouvoir monter les escaliers de Paris, principalement le nôtre, cette année, la chose me paraît douteuse ! J’en suis tout consolé d’avance. Et d’ailleurs, avec quel argent irais-je et vivrais-je à Paris ? J’ai besoin d’y vivre au moins deux mois pour mon travail. Eh bien, mon travail s’en passera, forcément. Souvent, d’ailleurs, il me semble que je ne pourrai plus écrire. On a tant frappé sur ma pauvre cervelle que le grand ressort est cassé. Je me sens fourbu, je ne demande qu’à dormir, et je ne peux pas dormir, parce que j’ai sur la peau des démangeaisons abominables (sans qu’on y voie de plaques ni de rougeurs). Fortin prétend que c’est une affection nerveuse des papilles de la peau. De plus, j’ai mal aux dents ou plutôt à la seule dent d’en haut qui me reste. Comique ! comique ! mais comique qui ne me fait pas rire ! Tel est le bonhomme. Ajoute à cela que mes lectures philosophiques et religieuses me soulèvent le cœur de dégoût, tant je trouve l’aplomb de ces messieurs outrecuidant. Mais la palme, comme bêtise et comme impudence, appartient aux apologistes modernes. Quels ânes ! ou quelle mauvaise foi !

Voilà, ma chérie. Tu ne diras pas, cette fois, que je ne suis pas « ouvert »…

N. B. — Popelin doit venir me voir la semaine prochaine. Il dînera ou déjeunera ici, peut-être y couchera-t-il.

L’avalanche de lettres diminue, Dieu merci ! Cependant, depuis l’histoire de la Bibliothèque, pas de jour ne s’est passé que je n’en aie au moins cinq ou six à écrire. Quel abrutissement ! Il ne m’est pas même permis d’avoir la jambe cassée. Il faut qu’on me tourmente dans mon lit ! Il y a aujourd’hui juste un mois qu’est arrivé mon accident ! Eh bien, pas un jour, ou à peu près, ne s’est passé sans qu’on ne m’ait dit, fait ou écrit quelque chose de pénible ! inconsciemment, soit ! Mais le coup n’en a pas moins porté.

J’attends le 21 mars avec impatience pour voir ma pauvre fille. D’ici là, ne perds pas de temps.

Je t’embrasse.

Vieux.

Je suis content du succès de Guy et fâché que tu n’aies pas été à la première pour me remplacer.


  1. Voici la lettre de Taine, publiée par M. Lucien Descaves dans Figaro du 14 janvier 1907 :

    « Mon cher ami,

    Le pauvre M. de Sacy est à la mort ! Il va laisser une place vacante à la Mazarine ; c’est 3 000 francs par an, un beau logement avec fenêtres sur le quai, et un jour de séance par semaine dans la plus agréable salle de Paris. Vous êtes l’ami de Bardoux ; je crois savoir que vous n’auriez qu’à demander — ou même à accepter — pour avoir la place. Pensez-y et écrivez-moi un mot.

    Quand revenez-vous à Paris ? À vous.

    H. Taine. »

    M. de Sacy était administrateur de la Bibliothèque Mazarine. Il mourut en effet le 14 février 1879. (Note de René Descharmes, édition Santandréa.)

  2. Sénateur inamovible.
  3. Frédéric Baudry fut nommé en effet par décret du 17 février à la place de M. de Sacy. Il était gendre de Sénard.
  4. Voici cet article intitulé : « La République athénienne ».

    « Voici une histoire piquante et toute fraîche. On sait que M. Gustave Flaubert, l’auteur de Madame Bovary, a perdu presque toute sa fortune dans une entreprise commerciale ou il s’était engagé par pure bonté pour un de ses parents. Les amis du romancier avaient songé à obtenir pour lui la succession de M. de Sacy, dont la mort était imminente, à la Bibliothèque Mazarine.

    « Tourgueneff, l’éminent écrivain russe, se chargea de faire les démarches nécessaires. Il alla voir une grande dame de la République dont le salon est le rendez-vous de tous les personnages influents. [Madame Adam.]

    « — Faites-moi l’honneur de venir à ma première soirée, répondit la dame à M. Tourgueneff. Je vous présenterai à M. Gambetta.

    « Au jour indiqué, M. Tourgueneff se présente ; il voit le Président de la Chambre en train de faire sa digestion, mollement étendu sur un sopha. Derrière lui, tout un état major de fonctionnaires et de députés.

    « M. Tourgueneff s’avance vers le groupe, salue la maîtresse de la maison, qui aussitôt se penche vers M. Gambetta et nomme le visiteur.

    « M. le Président de la Chambre daigne à peine regarder l’écrivain. Il ne se dérange pas pour si peu ! Fort surpris, M. Tourgueneff expose en quelques mots le but de sa visite ; le mauvais accueil ne le décourage pas, car il est venu pour rendre service à un ami.

    « La maîtresse de maison se penche à nouveau vers M. Gambetta et lui dit quelques mots, à voix basse. Ce à quoi M. le Président de la Chambre, d’un ton sec et hautain, riposte :

    « — Non, cela ne se fera pas ! Je ne le veux pas !

    « — Je ne le veux pas !

    « Feringhea ayant parlé, M. Tourgueneff, renseigné sur l’atticisme dictatorial, s’éloigna en jurant, un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

    « Donc un des premiers écrivains de ce temps ne succède pas à M. de Sacy, parce que M. Gambetta ne le veut pas. En vain prétendrait-on que M. Flaubert n’a pas de titres administratifs pour succéder à M. de Sacy. M. Ulbach en avait-il, lui qui vient d’être nommé à l’Arsenal ?

    « Voilà comme nous sommes gouvernés ! On ne dira assurément pas que nous vivons sous le régime du bon plaisir ! »

    [Signé : Aristophane.]