Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1540

Louis Conard (Volume 7p. 248-249).

1540. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, lundi 2 heures, 12 juillet 1875.
Ma chère Fille,

Me dis-tu bien toute la vérité ? Pardonne-moi, mais je suis devenu soupçonneux. J’ai peur que tu ne ménages ma sensibilité et que tu ne veuilles m’apprendre le désastre par transitions.

Comment se fait-il qu’on n’ait pas encore répondu au télégramme de vendredi dernier ?

Combien de temps encore Ernest peut-il tenir ? Il me semble que la catastrophe finale va arriver et je l’attends de minute en minute. Quelle situation !

Une bonne conscience ne suffit pas pour vivre tranquille, et il y a beaucoup de coquins plus heureux que moi ! Ah ! j’en avale, des coupes d’amertume ! Et toi aussi, pauvre loulou que j’avais rêvée plus heureuse !

Que veux-tu faire de l’excédent de ton mobilier ? Je t’engage, provisoirement, à l’envoyer ici. Il serait à l’abri de l’humidité dans le petit salon. À moins que vous ne vouliez en vendre une partie ; mais vous en trouverez bien peu d’argent. L’activité que tu te donnes vaut mieux que ma paresse. Cependant, hier soir, j’ai un peu (je dis un peu) travaillé. Car il y a des moments où, en dépit de tout, je reprends espoir. Puis je retombe ! Je vais encore me forcer à l’ouvrage. Mais comme tout cela m’use ! Je sens que je m’en vais : je suis trop vieux pour subir impunément des émotions aussi cruelles.

Le bon Laporte m’a écrit qu’il viendrait me voir mercredi. Émile est à Rouen. Le jardinier fauche le gazon et Putzel est là, à côté de moi. Voilà tout.

Moi, je t’embrasse bien tendrement.

Ton pauvre vieux.