Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1331

Louis Conard (Volume 6p. 421-423).

1331. À MADAME DE VOISINS D’AMBRE.
(Pierre Cœur.)
Croisset, près Rouen, mardi, 24 septembre [1872].
Chère Madame, ou plutôt chère Confrère,

Je viens de lire tout d’une haleine votre très amusant roman.

C’est plein de goût, d’observation et d’intérêt, et s’il avait un titre alléchant, tel que Borgia d’Afrique (je parle au point de vue du sot public !), la vente de votre volume pourrait bien devenir très respectable.

Les offres d’amitié que nous nous sommes faites et l’esprit excessif qui anime votre figure m’engagent à une entière franchise. Je vais donc vous dire tout ce que je pense.

Comme style, je vous chercherai des chicanes pour des expressions poncives. Elles sont rares. N’importe ! Cela gâte un ensemble distingué.

Quant à la conduite du roman, je n’y vois rien à reprendre. Mais l’intérêt faiblit à partir de la mort de Robert… Tout le voyage en France, l’enterrement de Mme Robert, ses parents, son château, et ses amis, sont les parties les moins bonnes. La figure saillante du livre étant Robert, c’est sur elle qu’il fallait appuyer à la fin… j’aurais voulu plus de développements dans le combat où il est tué.

Il fallait rattacher à l’intrigue principale le capitaine envieux (Baltard) qui aurait fait pendant à l’oncle Bayah !… De même, j’aurais voulu voir dans une scène commune, la femme arabe et la femme européenne aux prises. C’est excellent, ce que vous dites (ou plutôt ce que vous montrez) de son ignorance. Pourquoi n’avez-vous pas appuyé sur ce côté-là, que vous savez et que vous sentez si bien ?

Le manuscrit de Robert est du même style que le reste du roman — ce qui est une faute — ou plutôt un défaut tenant au cadre même du livre.

Qu’aviez-vous besoin de ce manuscrit ? C’est un moyen usé.

Voilà ma critique finie. Si je vous estimais moins, elle eût été toute différente, ou plutôt je ne vous aurais envoyé que l’autre partie de mon appréciation, c’est-à-dire des éloges.

Vous avez la première de toutes les qualités pour un conteur, — le mouvement. Ça marche, et vous allez au but, à travers les descriptions, chose rare. Mais vous abusez parfois du dialogue, quand trois lignes de tournure indirecte pourraient remplacer toute une page de conversation. Exemple : la deuxième colonne du premier feuilleton.

Quel PION je fais, hein ? C’est vous qui l’avez voulu, tant pis !

Comment faut-il vous renvoyer les Bordjia ? Par la poste ?

Je vous serre, ou plutôt je vous baise les mains, et suis, madame, tout à vous.