Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0848

Louis Conard (Volume 5p. 214-217).

848. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Paris] samedi, 10 h. ½ [19 ou 26 mai 1866].
Mon Bibi,

Tu me demandes ce que je pense de la situation politique et ce qu’on en dit. J’ai toujours pensé qu’il n’y aurait pas la guerre, et on dit maintenant que tout va peut-être s’arranger.

La quantité de bêtises qui se débite est incroyable, car fort peu de gens sont en état de pouvoir examiner froidement les choses publiques, parce que : 1o  presque tout le monde y a ses intérêts engagés ; 2o  on aborde le spectacle avec des idées préconçues, des opinions faites d’avance, et un défaut d’études complet. J’ai bien ri, il y a quinze jours, de voir, après le discours d’Auxerre[1], les impérialistes furieux contre leur idole ! Ces bons bourgeois, qui ont nommé Isidore[2] pour défendre l’ordre et la propriété, n’y comprennent plus rien, et ils admirent M. Thiers qui a les idées d’un commis de M. de Choiseul !!! Eh bien, moi, je crois l’empereur plus fort que jamais. Depuis son entrevue avec M. de Bismarck à Biarritz, il était évident qu’il se brassait quelque chose (mais de tout cela il ne résultera rien que de bon pour la France, momentanément du moins). L’Italie est tellement exaspérée que, si Emmanuel ne se battait pas, il sauterait. Les bons Italiens vont donc se flanquer une tournée avec l’Autriche, mais la France mettra vite le holà. On prendra la Vénétie, on donnera à l’Autriche les provinces danubiennes comme compensation. Nos troupes reviendront du Mexique et tout sera fini, momentanément.

Si nous faisions la guerre, nous nous en retirerions avec le Rhin. Mais je ne crois pas à une guerre où la France s’engagerait très avant, et je n’y crois pas parce que personne n’en veut.

Quant à la question d’argent, c’est, selon moi, une idée arriérée que de voir dans la dette publique une banqueroute future. Tous les États européens sont dans une situation pire encore que la nôtre. On ne fait plus de banqueroute, maintenant. « Vieux jeu !!! »

L’Angleterre et la Russie sont actuellement avec nous. L’Empereur tient l’Autriche sous son genou, et jusqu’à présent, dans cette question de politique extérieure, je le trouve démesurément fort, quoi qu’on dise. Rien n’est sot comme de répondre de l’avenir. Cependant je serais, moi, dans les affaires, que j’irais très crânement, maintenant (et j’achèterais de l’Italien).

L’emprunt Ottoman donne 25 p. 100. Voilà tout ce que je sais, mon bibi !

À propos de Bismarck, ce qu’on a dit de la mort de son assassin est une blague. Il l’a arrêté lui-même et l’a étranglé avec les deux mains, ce que je trouve assez chic.

Sais-tu ce qui me fait croire qu’on donnera les provinces danubiennes à l’Autriche ? C’est que personne n’a succédé à Couza — indice peu remarqué.

En résumé je crois que, si la guerre a lieu, nous y participerons très peu et qu’elle se finira vite. La France ne peut pas laisser détruire son œuvre, à savoir l’unité italienne, et elle ne peut pas elle-même détruire l’Autriche, car ce serait livrer l’Europe à la Russie. Donc, nous nous tiendrons au milieu, en empêchant qu’on ne se batte trop fort. Mais l’Autriche perdra quelques plumes de son aile, et La Chaussée ne sera pas maréchal de France. Tu sais bien que j’ai fait beaucoup de démarches pour lui.

Adieu, mon bibi. J’espère que tu vas rester un peu plus longtemps à Croisset pour que j’aie le temps de t’embrasser à mon aise.


  1. L’Empereur prononça, à Auxerre, le 6 mai 1866, un discours retentissant où il annonça sa résolution de maintenir l’ordre et la paix.
  2. Isidore, sobriquet de Napoléon III.