Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0463

Louis Conard (Volume 4p. 45-48).

463. À LOUISE COLET.
Mercredi minuit.

Quel mal le père Hugo me donne avec la bizarrerie et la non-régularité de ses enveloppes ! Je suis toujours embarrassé pour les lettres de Me d’A. Sans la suscription au crayon j’aurais mis celle-ci à la poste. Mais je crois qu’il vaut mieux qu’elle les reçoive par toi. Cela est plus dans les convenances et les intentions du Crocodile.

Tu ne me parles pas en détail de ton affaire de Journal. Où en est-ce ? La chose est-elle sûre, conclue ! Quant au poème de l’A[cropole], il me semble qu’il y a peu de chose à y refaire. Les deux collaborateurs ont-ils été d’avis de retrancher ton morceau des Barbares qui, autant qu’il m’en souvient, est moins bien écrit que le reste et qui ferait gueuler les immortels à cause des femmes mourant dans les bras des vainqueurs (cela aurait l’air d’un rapprochement injurieux) ? C’est une bonne chose cette Acropole, et toute pleine de vers splendides.

Je ne t’ai pas, à ce propos, félicité de la phrase suivante dans ta lettre de vendredi : « sois tranquille, il y a encore dans mon cœur plus d’une œuvre qui te démentira ; tout est réparable dans le domaine de l’art. »

Crois-tu que j’en aie douté une minute, chère Muse ? C’est au contraire parce que je te jugeais comme tu te juges que je t’ai traitée sans pitié ! Si j’eusse cru le mal irréparable, je n’en aurais pas parlé. Tu es, naturellement, pleine d’inspiration ; mais tu l’engorges et tu la dénatures trop souvent, par des idées personnelles.

La Paysanne était une œuvre de maître, rappelle-toi cela. Il ne t’est plus permis de descendre. Pas de faiblesse ! Pas un vers faible ! Pas une métaphore qui ne soit suivie ! Il faut être correct comme Boileau et échevelé comme Shakespeare.

J’ai relu cette semaine le 1er acte du Roi Lear. Je suis effrayé de ce bonhomme-là, plus j’y pense… L’ensemble de ses œuvres me fait un effet de stupéfaction et d’exaltation comme l’idée du système sidéral. Je n’y vois qu’une immensité où mon regard se perd avec des éblouissements.

Eh ! je le sais bien, pauvre chère amie, qu’on ne peut pas toujours vivre le nez levé vers les astres ! Personne ne souffre plus que moi des nécessités, des pauvretés de la vie. Ma chair pèse sur mon âme 75 mille kilogrammes. Mais quand je te prêche le renoncement à l’action, je ne veux pas dire qu’il faut que tu vives en brahmane. J’entends seulement que nous ne devons entrer dans la vie réelle que jusqu’au nombril. Laissons le mouvement dans la région des jambes ; ne nous passionnons point pour le petit, pour l’éphémère, pour le laid, pour le mortel. S’il faut avoir l’air d’être ému par tout cela, prenons cet air ; mais ne prenons que l’air. Quelque chose de plus subtil qu’une nuée et de plus consistant qu’une cuirasse doit envelopper ces natures qu’un rien déchire et qui vibrent de toute leur longueur au moindre frottement qui se fait sur eux. Nous avons à porter (rappelons-nous cela) toutes les passions des autres. Et comment voulez-vous que le vase reste plein si vous le secouez par les deux anses ?

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Je vais être dérangé et embêté pas mal par les affaires de mon beau-frère. On va rassembler un conseil de famille, etc., etc… et je vais m’en mêler parce qu’il est temps que cela finisse (ce brave garçon mettrait tout bonnement son enfant sur la paille). Et du moment que je m’en mêlerai, ce sera avec suite et férocité. Je vais, à tous, leur pousser l’épée dans les reins d’une belle façon.

Que dis-tu de cela ? Il est resté quinze jours à Rouen, n’est pas venu une fois voir sa fille et a bu régulièrement pour 32 francs de vin fin par jour. Il se fait acheter des chevreuils entiers pour lui tout seul. S’il en profitait encore ! Mais ce malheureux ne peut même guère manger […].

Nous allons nous retrouver à ce conseil de famille 4, et la dernière fois qu’il fut assemblé (il y a huit ans) nous étions 7. Deux sont morts, et le juge de paix par-dessus le marché, ce qui fait trois. Je me rappelle que chez ce juge de paix il y avait, dans la salle d’audience, peint au plafond comme gentillesse, symbole et enseignement, un œil démesuré entre deux balances et, au-dessus, une main sortait d’un nuage.

J’ai encore 5 à 6 pages avant d’aller te voir. Il faut que je finisse la lune de miel de mes amants. J’écris présentement des choses fort amoureuses et extra-pohétiques. Le difficile c’est de ne pas être trop ardent, en ayant peur de tomber dans le bleuâtre.

Adieu, je t’embrasse.

À toi. Ton G.

N. Je suis sûr de t’avoir apporté la dernière fois à Paris 3 ou 4 lettres du Crocodile. Je les avais mises dans une enveloppe à ton adresse. Elles sont peut-être restées chez Bouilhet ?? Mais cherche chez toi. Je crois qu’on ouvre beaucoup de lettres à la poste. En voilà deux coup sur coup, adressées à ma mère, qui sont perdues.