Correspondance de George Sand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 381-412).
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CORRESPONDANCE
DE
GEORGE SAND

II.[1]


A Monsieur Jules Boucoiran, à Châteauroux.


Nohant, le 22 mars 1830.

Je suis fort contente de votre lettre, mon cher enfant, mais avant tout je veux vous dire qu’il faut que vous veniez me voir avant de retourner à Paris, et même qu’il faut que vous vous arrangiez de manière à passer quelque temps chez nous. Les enfans écrivent assez bien pour que vous leur appliquiez la méthode d’orthographe dont vous m’avez parlé. Ne le voulez-vous pas ? Vous savez le plaisir que vous me ferez en acceptant ma proposition.

Vous convenez de si bonne grâce de tous vos torts que je se puis vous gronder bien haut. Mais un défaut qu’on avoue n’est qu’à moitié corrigé. Il faut mettre la main à l’œuvre et s’en défaire de plus en plus. Vous me disiez, dans votre autre lettre, que vous doutiez de ma patience.

Vous ne vous trompez guère. J’en ai une inépuisable pour certaines contrariétés et pour les douleurs physiques, mais en ce qui concerne Maurice, je n’en ai pas du tout, et ce serait pourtant bien le cas ou jamais. Je prends tellement à cœur ses progrès, que je me désespère promptement, et j’ai bien tort. Je dirais bien aussi comme vous que cela tient à ma constitution, au climat, à la digestion, etc., mais ce serait une pauvre défaite, puisqu’il est beaucoup d’occasions ou je réussis à dompter l’emportement de mon caractère. Ce qu’on a pu une fois, on le peut plus d’une fois, et l’habitude fait qu’on finit par le pouvoir presque toujours. J’espère que j’en viendrai là pour mes impatiences et vous pour votre apathie. La douceur m’est nécessaire pour faire quelque chose de mon fils ; un stimulant vous l’est aussi pour faire quelque chose de vous-même. Car l’éducation de Maurice commence, et la vôtre n’est pas finie. Si vous y consentez, je vous donnerai votre tâche quand vous serez ici, et je vous autorise à vous moquer de moi quand vous me verrez en colère. Mais déjà je me suis beaucoup amendée.

Le second paragraphe de votre réponse n’est pas clair. Vous me promettez de me l’expliquer dans un an, à la bonne heure.

Le troisième est un raisonnement si l’on veut, et il vous suffira de le relire pour voir comme il est solide. Vous dites : Je suis franc parce que je laisse voir aux gens qu’ils me déplaisent. J’abhorre la dissimulation et je serais hypocrite si j’agissais autrement. — Voilà qui est bien d’une tête de vingt ans ! Croyez-vous, mon enfant, que je sois perfide et menteuse ? Vous seriez le premier. Croyez-vous que je n’aye pas bien des fois en ma vie ressenti des mouvemens d’éloignement et d’indignation envers de certaines gens ! Sans doute cela m’est arrivé, mais avant de le leur témoigner j’ai réfléchi. Je me suis demandé sur quoi étaient fondées mes aversions, et j’ai presque toujours reconnu que l’amour-propre m’exagérait la différence que j’établissais entre moi et ces gens-là et la supériorité que j’usurpais sur eux. Vous comprenez bien que je ne vous parle pas des assassins et des voleurs que j’ai eu l’honneur de fréquenter. Je les mets à part et je leur sais bien des motifs d’excuse et de compassion qui sont inutiles à dire ici. Je vous permets bien du reste de les considérer avec horreur, pourvu que cette indignation ne vous rende pas inflexible et inhumain envers ces hommes dégradés qu’on doit encore secourir pour les empêcher de se dégrader de plus en plus. Il n’est question ici que de ces travers, de ces vices mêmes qu’on rencontre dans la société, dans toutes les sociétés, avec cette seule différence qu’ils sont plus ou moins voilés. Eh bien, si vous étiez un peu moins jeune, si vous aviez plus d’habitude de rencontrer de ces gens à chaque pas (c’est là en quoi consiste ce qu’on appelle expérience), si vous aviez examiné tout, en les jugeant, vous seriez beaucoup moins sévère pour eux sans cesser d’être rigidement vertueux pour vous-même.

Considérez que vous avez vingt ans et que la plupart des gens dont les travers vous choquent ont vécu trois ou quatre fois votre âge, ont passé par mille épreuves dont vous ne savez pas encore comment vous sortiriez, ont manqué peut-être de tous les moyens de salut, de tous les exemples, de tous les secours qui pouvaient les ramener ou les préserver. Que savez-vous si vous n’eussiez pas fait pis à leur place, et voyez ce que c’est que l’homme livré à lui-même ? Observez-vous avec sévérité, avec attention pendant une journée seulement, et vous verrez combien de mouvemens de vanité misérable, d’orgueil rude et fou, d’injuste égoïsme, de lâche envie, de stupide présomption, etc., sont inhérens à notre abjecte nature. Combien les bonnes inspirations sont rares, et comme les mauvaises sont rapides et habituelles ! C’est cette habitude qui fait que nous ne les apercevons pas, et que pour ne pas nous y être livrés, nous croyons ne les avoir pas ressentis. Demandez-vous ensuite d’où vous vient le pouvoir de les réprimer, pouvoir qui vous est devenu aussi une habitude et dont le combat n’est plus sensible que dans les grandes occasions. C’est ma conscience, direz-vous. Ce sont mes principes. Croyez-vous que ces principes vous fussent venus d’eux-mêmes sans le soin que votre mère et tous ceux qui ont travaillé à votre éducation ont pris à vous les inculquer ? Et maintenant vous oubliez que ce sont eux qu’il faut bénir et glorifier, et non pas vous, qui êtes un ouvrage sorti de leurs mains ! Ayez donc plutôt compassion de ceux à qui le secours a été refusé et qui, livrés à leur propre impulsion, se sont fourvoyés sans savoir où ils allaient. Ne les recherchez pas, car leur société est toujours déplaisante et peut-être dangereuse à votre âge, mais ne les haïssez pas, et vous verrez en y réfléchissant que la bienveillance, qu’on appelle communément amabilité, ne consiste pas à tromper les hommes, mais à leur pardonner.

Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit tout ce que j’en pensais la première fois, et je n’ai rien à y changer. Vous convenez que vous avez tort et vous me promettez de changer cette bienveillance outrée en une douceur plus noble et dont on sentira le prix davantage. Je vois bien que les élémens sont bons en vous, mais le raisonnement est souvent faux, et c’est un grand mal quand on s’encourage soi-même à se tromper.

Adieu, mon cher enfant, je vous attends, venez le plus tôt que vous pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfans et moi vous embrassons affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie.

Avez-vous reçu votre gilet ?

A Madame Dupin. Paris.


Nohant, 19 avril 1830.

Ma chère maman, j’ai été longtems empêchée de vous écrire par une ophtalmie qui m’a fait beaucoup souffrir pendant plus d’un mois et dont je ne suis pas encore tout à fait débarrassée, car j’ai encore les yeux malades et fatigués le soir. Néanmoins je suis assez bien pour mettre à exécution un projet dont je n’ai pas voulu vous faire part avant qu’il fût tout à fait arrêté. Je vais aller passer quelques jours auprès de vous, et de plus, je vous mène Maurice afin que vous fassiez connaissance avec lui. Il en meurt d’envie et me fait mille questions sur votre compte. Je profite d’une occasion agréable et commode pour le voyage. Le sous-préfet et sa femme vont aussi prendre l’air de Paris et m’offrent une place dans leur calèche. Une fois près de vous, j’espère bien vous décider à revenir avec moi ; vous n’aurez plus de défaites à me donner ; nous ferons le voyage aussi long que vous voudrez, nous nous arrêterons pour vous laisser reposer où vous voudrez ; enfin, je vous soignerai si bien en route que vous ne vous apercevrez pas de la fatigue. Mais c’est de quoi nous aurons le loisir de parler ensemble la semaine prochaine, c’est-à-dire le 30 de ce mois ou le 1er mai. Dites à l’ami Pierrot qu’il s’apprête à gâter Maurice comme il m’a gâtée jadis, ce qui ne nous rajeunit ni les uns ni les autres. Si j’avais été seule, je vous aurais priée de me donner un lit de sangle au pied du vôtre ; mais Maurice est un camarade de lit assez désagréable, et d’ailleurs Hippolyte désire que je donne un coup d’œil à sa maison. J’occuperai donc son appartement, ce qui ne m’empêchera pas de vous voir tous les jours et de vous mener promener. J’espère bien vous redonner des jambes. Je me rappelle qu’à mon dernier voyage je vous ai été enlever, un jour que vous étiez malade, et que j’ai réussi à vous égayer et à vous guérir. Je compte encore livrer l’assaut à votre paresse et vous rendre plus jeune que moi. Ce ne sera pas beaucoup dire quant au physique, car je suis un peu dans les pommes cuites, comme vous verrez, mais le moral ne vieillit pas autant, et je suis encore assez folle quand je m’y mets.

Adieu, ma chère maman, bientôt je vous dirai bonjour. J’en suis heureuse d’avance. Faites que je vous trouve bien portante, car malgré l’empressement que j’aurais à vous soigner, j’aime mieux que vous n’en ayez pas besoin. Je vous embrasse mille fois. Emilie, Casimir, Hippolyte et nous tous, vous embrassons tendrement.


A Monsieur Jules Boucoiran. Paris.


Nohant, 20 juillet 1830.

Mon cher enfant, où êtes-vous ? Je vous écris à Paris, ne sachant si vous en êtes parti. Je pense que non, puisque vous m’aviez promis de venir me voir aussitôt votre retour au pays, et je ne vous vois point arriver. Dernièrement, Mme Saint-Agnan me mandait qu’elle vous voyait souvent. Pourquoi ne m’écrivez-vous pas ? Je sais que vous vous portez bien, que vous avez conservé l’habitude de cette gaîté bruyante que je vous connais. Mais ce n’est pas assez : je veux que vous bavardiez un peu avec moi et que vous me racontiez ce que vous faites et ce que vous ne faites pas. Moi, je ne vous dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit à Nohant, le mardi ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi et ainsi de suite. L’hyver ou l’été apportent seuls quelque diversion à cet état de stagnation permanente. Nous avons le sentiment ou mieux la sensation du froid et du chaud pour nous avertir que le tems marche et que la vie coule comme l’eau. C’est un cours tranquille que celui qui me mène, et je ne demande pas à rouler plus vite. Mais vous, dans ce grand et fatiguant Paris, comment prenez-vous le fardeau de l’existence ? Ah ! qu’il est lourd à porter, quand il fait un tems chaud, qu’on a des cors aux pieds et de longues courses à faire ! Je m’y suis amusée ou amusé (comme votre sublime exactitude grammaticale l’entendra). Mais je suis bien aise d’être de retour. Arrangez cela comme vous voudrez. J’en conclus que je me trouve bien partout, grâce à ma haute philosophie ou à ma profonde nullité. Il me semble que vous aimiez assez notre vie paisible, vous êtes fait pour cela, et vous avez une tournure faite exprès pour le grand canapé somnifère de mon silencieux salon. Ne viendrez-vous pas bientôt y lire les journaux ou vous y enfoncer dans une de ces léthargies demi-méditatives, demi-ronflantes que vous faites si bonnes et si longues ? Il me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, et de vous morigéner par-ci par-là avec toute l’autorité que mon âge vénérable et mon caractère grave me donnent sur votre folâtre jeunesse. En attendant que j’aie ce plaisir, écrivez-moi, sans quoi nous nous fâcherons.

Bonsoir, mon cher fils, je suis toujours à moitié aveugle, c’est pour qu’il ne me manque aucune des infirmités dont l’imbécillité se compose. Cela ne m’empêche pas de vous aimer tendrement. Quand vous viendrez, demandez, je vous prie, à Mme Saint-Agnan si elle n’a rien à m’envoyer de chez Gondel. Achetez-moi aussi quelques cahiers de papier pareil à celui de cette lettre. Quand je dis quelques, c’est-à-dire une vingtaine. Je vous dois beaucoup de choses. Il me tarde de m’acquitter envers vous. Mais ce que je ne vous rembourserai qu’en amitié, c’est l’infatigable obligeance que vous avez eue pour moi à Paris et à laquelle je sais être sensible, quoique bourrue. Maurice vous embrasse, il lit bien, mais je ne trouve pas qu’il écrive assez couramment pour commencer l’orthographe ; d’ailleurs je n’ai encore examiné qu’imparfaitement votre méthode. Je veux m’en pénétrer un peu plus avant de la mettre en pratique, et votre secours ne me sera pas inutile.


A Monsieur Adolphe Duplomb.


Nohant, 23 juillet 1830.

Vous avez donc bien peur de moi, vous vous attendez à une belle semonce et vous ne comptez pas sans votre hôte. Mais patience, avant de vous laver la tête comme vous le méritez, je veux vous dire que je ne vous oublie pas et que j’ai été très fâchée en revenant de Paris de trouver mon grand nigaud de fils parti. J’étais habituée à votre face de carême, et la vérité est qu’elle me manque beaucoup. Ce n’est pas que vous n’ayez beaucoup de défauts, mais après tout vous êtes un bon enfant, et avec le temps vous deviendrez raisonnable. Pensez quelquefois que vous avez des amis. Quand ce ne serait que moi, c’est beaucoup, parce que je suis solide au poste de l’amitié, quoique je n’aie pas l’air tendre. Je ne suis pas très polie non plus, je dis durement la vérité ; c’est mon caractère ; mais je tiens bon, et l’on peut compter sur moi. Rappelez-vous ce que je vous dis là, parce que je ne vous le dirai pas souvent. Rappelez-vous aussi que le bonheur en ce monde consiste dans l’intérêt et dans l’estime qu’on inspire, je ne dis pas à tout le monde, c’est impossible, mais du moins à un certain nombre d’amis. On ne peut trouver son bonheur en soi-même entièrement à moins d’être égoïste, et je ne pense pas assez mal de vous pour vous soupçonner de l’être. L’homme qui n’est aimé de personne est misérable, celui qui a des amis craint de leur faire de la peine en se conduisant mal. C’est donc pour vous dire, comme dit Polyte, que vous devez travailler à prendre une conduite rangée si vous voulez me prouver que vous n’êtes point ingrat à l’intérêt que je vous porte. Vous devriez vous défaire de ce mauvais genre de vanterie que vous avez pris avec des écervelés comme vous. Faites ce que votre fortune et votre santé vous permettent sans compromettre l’honneur et la réputation d’autrui. Je ne vois pas qu’un garçon soit obligé à la continence comme une religieuse, mais taisez-vous sur vos bonnes ou mauvaises fortunes. Ces sots discours sont toujours répétés, et le hazard les fait arriver aux oreilles des personnes de bon sens qui les blâment. Tâchez donc aussi de ne pas faire tant de projets, mais de vous en tenir à l’exécution de quelques-uns. Vous savez que c’est toujours ma querelle avec vous. Je voudrais vous voir plus de constance ; vous dites à Hippolyte que vous avez de la bonne volonté et du courage. Pour du courage physique (celui qui consiste à supporter les maladies et à ne pas craindre la mort), je ne vous refuse pas celui-là ; mais du courage pour un travail soutenu, j’en doute bien, ou vous avez furieusement changé. Tout ce qui est nouveau vous plaît ; mais au bout d’un peu de tems, vous ne voyez que les inconvénients de votre position. Vous n’en trouverez guère, mon pauvre enfant, qui ne soient semées de contrariétés et d’ennuis ; si vous n’apprenez à les supporter, vous ne serez jamais un homme.

Ici finit mon sermon. Je pense que vous en avez assez, surtout n’ayant pas l’habitude de lire ma mauvaise écriture. Vous me ferez plaisir de m’écrire, mais ne vous en faites pas une affaire d’état, ne vous mettez pas à la torture pour me faire -des phrases bien limées. Je n’y tiens pas du tout. On écrit toujours assez bien quand on écrit naturellement et qu’on exprime ce qu’on pense. Les belles pages d’écriture sont bonnes pour les maîtres d’école, et je n’en fais pas le moindre cas. Promettez-moi de prendre un peu de raison et de penser quelquefois à mes sermons ; c’est tout ce que je vous demande. Soyez bien sûr que, si je n’avais pas d’amitié pour vous, je ne prendrais pas la peine de vous en faire. Je craindrais d’ailleurs de vous ennuyer, au lieu que je suis sûre qu’ils ne vous déplairont pas et que vous apprécierez le sentiment qui me les dicte.

Adieu, écrivez-nous souvent et continuez à nous tenir au courant de vos affaires. Soignez votre santé et tâchez de continuer à vous bien porter. Mais si vous vous sentez malade, revenez au pays. Nous aurons encore du lait et du sirop de gomme pour vous, et vous savez que je ne suis pas une mauvaise garde-malade. Tout le monde ici se souvient de vous avec intérêt. Pour moi, je vous donne ma très sainte bénédiction.

AURORE.


A Monsieur Jules Boucoiran, Paris.


31 juillet 1830, 11 heures du soir.

Oui, oui, mon enfant, écrivez-moi. Je vous remercie d’avoir pensé à moi au milieu de ces horreurs. O mon Dieu, que de sang ! que de larmes ! Votre lettre du 28 ne m’est arrivée qu’aujourd’hui 31. Nous attendions des nouvelles avec une anxiété ! Cependant nous savions à peu près tout ce qu’elle contient par mille voies différentes, et les versions diffèrent peu les unes des autres. Mais rien d’officiel ! Nous espérons que ce sera demain, car nous avons besoin de cela pour coopérer aussi de tous nos faibles moyens au grand œuvre de la rénovation. Ah ! Dieu ! l’emporterons-nous ? Le sang de tant de victimes profitera-t-il à leurs femmes et à leurs enfans ? Votre lettre a été lue par toute la ville, car on est avide de détails et chacun fournit son contingent. Écrivez donc, mais songez qu’on s’arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques. Mon pauvre enfant ! en dépit de la fusillade et des barricades, vous avez réussi à m’informer de ce qui se passait. Croyez bien que, parmi tous ceux pour qui je frémis, vous n’êtes pas un de ceux à qui je m’intéresse le moins. Ne vous exposez pas, à moins que ce ne soit pour sauver un ami, car alors je vous dirais ce que je dirais à mon propre fils, faites-vous tuer plutôt que de l’abandonner. Au nom du ciel, si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous du sort de ceux qui me sont chers. Les Saint-Agnan n’ont-ils pas souffert ? Le père était de la garde nationale. On en est à se dire : un tel est-il mort ? — Mort ! .. Il y a trois jours, la mort d’un ami nous eût glacés, aujourd’hui nous en apprendrons vingt dans un seul jour peut-être et nous ne pourrons les pleurer, car dans de tels momens la fièvre est dans le sang, et le cœur est trop oppressé pour se livrer à la sensibilité. Il faut qu’il rompe ou qu’il résiste.

Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L’âme se développe avec les événemens. On me prédirait que j’aurai demain la tête cassée, je crois que je dormirais cette nuit ; mais on saigne pour les autres. Ah ! que j’envie votre sort ! Vous n’avez pas d’enfans ! Vous êtes seul, moi je veille comme une louve sur ses petits, et s’ils étaient menacés je me ferais mettre en pièces. Mais que voulais-je vous dire ? mes pensées se ressentent du désordre général. Courez à l’hôtel d’Elbeuf, place du Carrousel. Il est pillé, dévasté sans doute. Sachez-si ma tante, Mme Maréchal et sa famille, ont échappé au désastre de ces journées de meurtre. Mon oncle était inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu’il était absent. Mais sa femme et sa fille, seules au centre de la tempête ! Son gendre est brigadier aux gardes du corps, est-il mort ? Vivra-t-il demain s’il ne l’est pas ? Je n’ai pas le courage de leur écrire. D’ailleurs où sont-ils ? et puis peuvent-ils songer, s’ils ont été maltraités comme je le crains, à donner de leurs nouvelles ? Mais vous, mon enfant, qui êtes actif, bon et dévoué à vos amis, vous pouvez peut-être me tirer de cette horrible inquiétude. Faites-le si le combat a cessé comme on le dit. Hélas ! ne recommencera-t-il pas bientôt ?

Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la seule qui se montre vraiment énergique. Qui l’aurait cru ? Elle seule marche. Châteauroux est moins déterminée. Issoudun ne l’est pas du tout. Néanmoins les gardes nationales s’organisent, et si l’autorité (l’autorité renversée) lutte encore, nous résisterons bien. Dans ce moment, la gendarmerie est la seule force qu’on ait à nous opposer, et c’est si peu de chose contre la masse, qu’elle se tient prudemment en repos. Nous n’avons qu’un danger à courir, celui d’être assaillis par un régiment détaché de Bourges pour nous soumettre, et alors on se battra. Les deux hommes d’ici sont des plus décidés. Casimir est nommé lieutenant de la garde nationale, et cent vingt hommes sont déjà inscrits. Nous attendons avec impatience la direction que nous donnera le gouvernement provisoire. J’ai peur, mais je n’en dis rien, car ce n’est pas pour moi que j’ai peur. En attendant on se réunit, on s’excite mutuellement, lit vous, que ferez-vous ? La famille Bertrand reviendra-t-elle ici bientôt ? l’accompagnez-vous toujours ? Je désire bien vous revoir.

Parlez-moi de notre député. Est-il arrivé sans événement ? Nous l’avons vu partir au plus rude moment et nous frémissions de ce qui pouvait lui arriver. Nous espérons maintenant qu’il a pu entrer sans danger, mais nous sommes impatiens d’en avoir la certitude. Tâchez de le voir et priez-le, s’il a un instant de loisir, de me donner de ses nouvelles. Il est notre héros, et comme notre attachement est son unique salaire, il ne peut pas refuser celui-là.

Adieu, mon cher enfant. Où sont nos paisibles lectures et nos jours de repos ? quand reviendront-ils ? La guerre n’est pas mon élément, mais pour vivre ici-bas, il faut être amphibie. S’il ne fallait que mon sang et mon bien pour servir la liberté ! mais je ne puis pas consentir à voir verser celui des autres, et nous y nageons ! Vous êtes heureux d’être homme, chez vous la colère fait diversion à la douleur.

Merci encore une fois de votre lettre. Ne vous lassez pas de nous donner des détails. Je ne crois pas qu’il ait pu rien arriver à ma mère, mais la pauvre femme a dû avoir bien peur. Voyez-la, je vous en prie ; elle demeure près de vous, n° 6. Ne vous étonnez pas si son accueil est singulier. Elle a l’étrange manie de prendre tous les gens qu’elle ne connaît pas pour des voleurs. Criez-lui, en entrant, que vous venez savoir de ses nouvelles de ma part, et si elle vous reçoit froidement, ne vous en inquiétez pas, c’est moi qui vous saurai gré de ce nouveau service. Adieu ! adieu !


A Madame Dupin, à Charleville.


7 septembre 1830.

J’aurais répondu plus tôt à votre lettre, ma chère petite mère, si je m’eusse été fort malade. On a craint pour moi une fièvre cérébrale, et pendant quarante-huit heures j’ai été je ne sais où. Mon corps était bien au lit sous l’apparence du sommeil, mais mon âme galoppait dans je ne sais quelle planète. Pour parler tout simplement, je n’y étais plus et je ne me sentais plus. Un violent mal de gorge m’a tirée de là, et c’est à lui que je dois d’être guérie.

Casimir est fort sensible à vos reproches, il assure qu’il ne les mérite pas, qu’on lui a dit chez ma tante que vous étiez partie, et en effet il en était si convaincu qu’il me l’a dit en arrivant ici. Il n’a point été s’en assurer par lui-même, il regardait cela comme une course inutile dans la certitude où il était de ne point vous rencontrer, et il était tellement pressé, tellement occupé d’affaires politiques et des commissions dont la ville de la Châtre l’avait chargé pour les chambres, qu’il regardait avec raison son tems comme fort précieux. Il était forcé de revenir au bout de huit jours, et ce n’est pas sans peine qu’il a rempli si vite sa mission. Ce que je ne conçois pas, c’est qu’on l’ait induit en erreur, lorsque, d’après ce que vous me dites, on savait que vous étiez encore à Paris. J’ai des lettres de lui, datées de cette époque, dans lesquelles il me dit positivement : « Ta mère est partie pour Charleville, c’est pourquoi je n’ai pu la voir. »

Casimir est incapable d’un mensonge, et il ne peut pas avoir de raison pour désirer de vous éviter ; ainsi tout cela est l’ouvrage d’un malentendu. Il était décidé à vous ramener ici avec lui, si vous y eussiez consenti.

Vous avez été près de Caroline. Je suis loin d’en être jalouse. Elle était malade, et je n’ai qu’un regret, c’est que les liens qui me retiennent ici m’aient empêchée de vous y accompagner. Je l’aurais soignée avec bien du zèle, mais outre que l’arrivée de deux personnes de plus dans son ménage eût pu la gêner beaucoup, il ne m’est pas facile de quitter mes petits enfans, encore moins de les faire voyager souvent avec moi. Voici l’âge où Maurice a besoin de leçons suivies, et je suis comme enchaînée à la maison. J’ai renoncé aux longues courses et j’ai été forcée de négliger celles de mes connaissances qui demeurent à cinq ou six lieues.

Oscar doit être un beau garçon, bien avancé. S’il était à moi, avec les dispositions qu’il a pour le dessin, j’en ferais un peintre. C’est l’avenir que je rêve pour le mien. Il annonce aussi du goût pour cet art, et c’est, à mon gré, le plus beau de tous, celui qui peut occuper le plus agréablement la vie, soit qu’il devienne un état, soit qu’il serve seulement à l’amusement. Il me fait passer tant d’heures de plaisir et de bonheur, que je passerais peut-être à m’ennuyer ! Si j’avais un talent véritable, je sens qu’il n’y aurait pas de sort plus beau que le mien et j’oublierais bien, au fond de mon cabinet, les intrigues et les ambitions qui font les révolutions. Que dites-vous de celle-ci ? Je suis loin de la croire finie, et j’ai peur même que tout ce qu’on a fait ne serve à rien. Mais vous en avez par-dessus la tête, vous qui avez vu tout cela. Je ne veux pas vous en parler.

Vous me rendez heureuse en m’apprenant que vous êtes plus forte que vous ne pensiez. Je le pensais bien que vous vous exagériez votre faiblesse. Je crois que je tiens de vous sous le rapport de la santé : je suis sujette à de fréquentes indispositions, à des souffrances presque continuelles, soit d’une cause, soit d’une autre ; mais, au fond, je suis extrêmement forte et je suis, comme vous, d’étoffe à vivre longtems et sans infirmité, en dépit de tous ces arias de bobos dont je ne puis me défaire. Soignez-vous bien, mais ne vous figurez donc pas que vous avez cent ans ; toutes les femmes de votre âge ont l’air d’avoir vingt ans de plus que vous. En ne vous affectant pas, en ne vous laissant pas gagner par l’ennui et la tristesse, vous serez encore longtems jeune. Restez près de ma sœur tant qu’elle aura besoin de vous et que vous vous plairez dans ce pays, mais dès que vous éprouverez le besoin de changer de place et la force de le faire, venez ici. Vous y resterez dix ans si vous vous y trouvez bien, huit jours si vous vous ennuyez ; vous serez libre comme chez vous : vous vous lèverez, vous vous coucherez, vous serez seule, vous aurez du monde, vous mangerez comme bon vous semblera, vous n’aurez qu’à parler pour être obéie. Si vous n’êtes pas contente de nous, je suis bien sûre que ce ne sera pas de notre faute.

Adieu, ma chère maman, je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que ma sœur et Oscar.

Donnez-moi souvent de vos nouvelles et des leurs.


A Monsieur Jules Boucoiran, chez Monsieur le comte Bertrand, à Châteauroux.


Nohant, 27 octobre 1830.

Je vous remercie, mon cher enfant, des deux billets que vous m’avez écrits. Je ne vous ai pas répondu plus tôt parce que j’avais trop mal au doigt. Je me doutais bien de l’exagération des rapports sur Issoudun qui nous étaient parvenus. Il en est ainsi de toutes les nouvelles, véritables cancans politiques, qui se grossissent en roulant par le monde. La vérité a toujours quelque chose de trivial qui déplaît aux esprits poétiques, et comme nous sommes dans le pays, dans la terre classique de la poésie, on ne dit jamais les choses comme elles sont. Voit-on des cochons, ce sont des éléphans, des oies, ce sont des princesses, et ainsi du reste. Je suis lasse et dégoûtée de tout cela ; aussi je ne lis plus les journaux. J’y trouve l’esprit de commérage des coteries provinciales ; c’est une guerre de menteries, un assaut d’absurdité qui fait mal au cœur, pour peu qu’on en ait. Je ne trouve rien au dehors de ma vie qui mérite un sentiment d’intérêt véritable. De nos jours, l’enthousiasme est la vertu des dupes. Siècle de fer, d’égoïsme, de lâcheté et de fourberie, où il faut railler ou pleurer sous peine d’être imbécile ou misérable. Vous savez quel parti je prends. Je concentre mon existence aux objets de mes affections. Je m’en entoure comme d’un bataillon sacré qui fait peur aux idées noires et décourageantes. Absens comme présens, mes amis remplissent mon âme tout entière, leur souvenir y ramène la joie, en efface la pointe acérée des douleurs souvent cuisantes, souvent répétées, mais le lendemain amène un rayon de soleil et d’espérance et je me moque des larmes de la veille. Vous vous étonnez souvent de mon humeur mobile, de mon caractère flexible. Où en serais-je sans cette faculté à m’étourdir ? Vous connaissez tout dans ma vie, vous devez comprendre que, sans l’heureuse disposition qui me fait oublier vite le chagrin, je serais maussade et sans cesse repliée sur moi-même, inutile aux autres, insensible à leur affection. Loin de là, elle m’inspire tant de reconnaissance, elle m’apporte tant de consolations, que je suis fière de pouvoir dire à ceux qui m’aiment : « Vous me rendez le bonheur et la gaîté, vous me dédommagez de ce qui me manque, vous suffisez à toutes mes ambitions. » Prenez votre part de ce compliment, mon enfant, car vous savez que je vous aime comme un fils et comme un frère. Nous différons de caractère, mais nos cœurs sont honnêtes et aimans, ils doivent s’entendre. Il me sera doux de vous avoir pour longtems près de moi et de vous confier mon Maurice. Il me tarde que ce moment soit arrivé. Les cancans vont leur train à la Châtre plus que jamais. Ceux qui ne m’aiment guère disent que j’aime « Sandot » (vous comprenez la portée du mot) ; ceux qui ne m’aiment pas du tout disent que j’aime Sandot et Fleury à la fois ; ceux qui me détestent disent que Duvernet et vous par-dessus le marché ne me font pas peur. Ainsi j’ai quatre amans à la fois. Ce n’est pas trop quand on a, comme moi, les passions vives. Les méchans et les imbéciles ! que je les plains d’être au monde ! Bonsoir, mon fils, écrivez-moi. Et à propos, Sandot m’a chargée de le rappeler spécialement à votre souvenir. Il vous aime, cela ne m’étonne pas. Aimez-le aussi, il le mérite.

A Monsieur Jules Boucoiran.


Nohant, mercredi 3 décembre 1830.

J’ai bien tardé à vous remercier de votre lettre et de vos olives, mon cher enfant. J’étais au lit quand j’ai reçu tout cela, et depuis près de quinze jours je suis sur le flanc, ayant tous les jours de gros accès de fièvre et souffrant des douleurs atroces dans toutes les entrailles. J’ai d’abord pensé que c’était une fièvre inflammatoire ; Charles a décidé que c’était une affection rhumatismale. Depuis trois jours je suis sans fièvre, grâce au sulfate de quinine, et mes douleurs commencent aussi à se calmer. J’espère qu’avec du temps, de la patience et de la flanelle, j’en verrai la fin.

Vos olives sont restées plusieurs jours à La Châtre ; elles étaient adressées à M. Daudevert, que personne ne connaissait. Enfin on s’est douté chez Brazier que ce pouvait bien être nous qui nous appelions de la sorte. Elles sont en très bon état, et chacun les trouve excellentes. J’en mangerais bien si on me laissait faire ; mais j’en suis au bouillon de poulet et au sirop d’orgeat. Je vous remercie de cet envoi, mon cher enfant. Qu’avez-vous fait de votre colique ? Dans votre seconde lettre vous ne m’en parliez pas, j’en conclus que vous étiez guéri. Dieu le veuille !

Si vous aimiez les complimens, je vous dirai que vous m’avez écrit une lettre vraiment remarquable de jugement, d’observation, de raisonnement et même de style ; mais vous m’enverriez promener. Je vous dirai donc tout bonnement que vos réflexions me paraissent justes et que j’ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en tremblant et sans y avoir confiance vous-même. Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est sans moyens et sans mœurs. Pour lui, c’est aussi, je crois, un être fort ordinaire, qui n’a point de vices ni de défauts choquans. Sa physionomie (car vous savez que je tiens à cet indice), promet de la franchise et de la douceur. Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait déclarations, protestations, et supplications à la pauvre enfant, qui ne doute pas plus de leur solidité que de la clarté du soleil. Et pourtant depuis son départ (au mois d’août je crois), il n’a pas donné signe de vie à la famille ; quand on questionne l’autre qui est resté à Paris et qui est (je le crois bien, entre nous) l’amant en titre de la mère, il répond par des balivernes. Je pense que le monsieur était sincère aux pieds de la jeune fille. Comment eût-il pu ne pas l’être ? Elle est charmante de tous points. Mais à peine éloigné, la froide raison (des raisons d’intérêt, sans doute, car on m’assure qu’il a de la fortune, et elle n’a rien), les parens, la légèreté, l’absence, un parti plus avantageux, que sais-je ? La jolie et douce enfant est oubliée sans doute, et dans l’ignorance de son cœur elle le pleurera comme s’il en valait la peine. Si jeunesse savait ! dit le proverbe. Quoiqu’il arrive, je vous remercie de vos lumières et je vous tiendrai au fait des événemens. J’abrège sûr cet article, car j’ai bien des choses à vous dire. Sachez une nouvelle étonnante, surprenante… (pour les adjectifs, voyez la lettre de Mme de Sévigné, que je n’aime guère, quoi qu’on dise.) Sachez qu’en dépit de mon inertie, de mon insouciance, de ma légèreté à m’étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Ce n’est pas pour rire, malgré le ton de badinage que je prends. C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Mais songez que c’est encore là un de ces secrets qu’on ne dit pas à trois personnes, et qu’après avoir lu ma lettre, il faut la jetter au feu. Vous connaissez mon intérieur. Vous savez s’il est tolérable. Vous avez été étonné vingt fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me l’avait brisée. Il y a un terme à tout. Et puis, les raisons qui eussent pu me porter plus tôt à la résolution que j’ai prise n’étaient pas assez fortes pour me décider. Avant de nouveaux événemens qui viennent d’avoir lieu, personne ne s’est aperçu de rien. Il n’y a pas eu de bruit. J’ai simplement trouvé un paquet à mon adresse en cherchant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce paquet avait un air solennel qui m’a frappé. On y lisait : « Ne l’ouvrez qu’après ma mort. » Je n’ai pas eu la patience d’attendre que je fusse veuve. Ce n’est pas avec une tournure de santé comme la mienne qu’on doit compter survivre à quelqu’un.

D’ailleurs j’ai supposé que mon mari était mort, et j’ai été bien aise de voir ce qu’il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m’étant adressé, j’avais le droit de l’ouvrir sans indiscrétion, et mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-froid. Vive Dieu ! quel testament ! Des malédictions et c’est tout ! Il avait rassemblé là tous ses mouvemens d’humeur et de colère contre moi, toutes ses réflexions sur ma perversité, tous ses sentimens de mépris pour mon caractère, et il me laissait cela comme un gage de sa tendresse ! Je croyais rêver, moi qui, jusqu’ici, fermais les yeux et ne voulais pas voir que j’étais méprisée ; cette lecture m’a enfin tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n’avait pour sa femme ni estime ni confiance, c’était vouloir rendre la vie aux morts. Mon parti a été promptement pris et, j’ose le dire, irrévocablement. Vous savez que je n’abuse pas de ce mot. Je ne l’employé pas souvent. Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j’ai déclaré ma volonté et décliné mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l’ont pétrifié. Il ne s’attendait guère à voir un être comme moi se lever de toute sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé, prié, et je suis restée inébranlable. Je veux une pension, et j’irai à Paris pour toujours, mes enfans resteront à Nohant. Voilà le résultat de notre première explication. J’ai paru intraitable sur tous les points. C’était une feinte comme vous pouvez croire. Je n’ai nulle envie d’abandonner mes enfans entièrement, mais je me suis laissé accuser d’indifférence. J’ai déclaré être préparée à tout. Je voulais lui bien persuader que rien ne m’entraverait. Quand il en a été convaincu, il est devenu doux comme un mouton, et aujourd’hui il pleure. Il est venu me dire qu’il affermerait Nohant, qu’il ferait maison nette, qu’il n’y pourrait pas vivre seul, qu’il emmènerait Maurice à Paris et le mettrait en pension. C’est ce que je ne veux pas encore. L’enfant est trop jeune et trop délicat. En outre, je ne veux pas que ma maison soit vidée par mes domestiques qui m’ont vue naître et que j’aime presque comme des amis. Je consens à ce que le train en soit réduit, parce que la pension que je veux avoir pour vivre indépendante rendra cette économie nécessaire. Je veux garder Vinent et André avec leurs femmes et Pierre. Il y aura assez de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc., je vous fais grâce du tripotage. De cette manière, je serai censée vivre de mon côté, mais en effet je compte passer une partie de l’année, six mois au moins, à Nohant près de mes enfans, voire près de mon mari, que cette leçon rendra plus circonspect et dont ma position d’ailleurs me rendra indépendante. Il m’a traitée jusqu’ici comme si je lui étais odieuse. Du moment que je m’en assure, je m’en vais. Aujourd’hui il me pleure. Tant pis pour lui. Je lui prouve que je ne veux pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et appelée comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que lorsqu’il en sera digne. Ne me trouvez-vous pas impertinente ? Rappelez-vous comme j’ai été humiliée, et cela a duré huit ans ! En vérité, vous me le disiez souvent : les faibles sont des dupes de la société. Je crois que ce sont vos réflexions qui, à mon insu, m’ont donné un commencement de courage et de fermeté. Je ne me suis radoucie qu’aujourd’hui. J’ai dit que je consentirais à revenir si ces conditions étaient acceptées, et elles le seront. Mais elles dépendent encore de quelqu’un, ne le devinez-vous pas ? C’est de vous, mon enfant, et j’avoue que je n’ose pas vous prier, tant je crains de ne pas réussir. Cependant voyez quelle est ma position. Si vous êtes à Nohant, je puis respirer et dormir tranquille. Mon enfant sera en de bonnes mains, son éducation marchera, sa santé sera surveillée, son caractère ne sera gâté ni par l’abandon, ni par la rigueur outrée. J’aurais par vous de ses nouvelles tous les jours, de ces détails qu’une mère aime tant à lire, de ces entretiens qui m’étaient si doux et si consolans à Périgueux. Si je laisse mon fils livré à son père, il sera gâté aujourd’hui, battu demain, négligé toujours, et je ne retrouverai en lui qu’un méchant polisson. On ne m’écrira que pour me le faire malade afin de me contrarier ou me faire revenir.

Je crois que si c’était là son sort, j’aimerais mieux supporter le mien tel qu’il est et rester près de lui pour adoucir du moins la brutalité de son père. D’un autre côté, mon mari n’est pas aimable, Mme Bertrand ne l’est pas non plus, mais on supporte d’une femme ce qu’on ne supporte pas d’un homme, et pendant trois mois d’été, trois mois d’hyver (c’est ainsi que je compte partager mon tems), ferez-vous aux intérêts de mon fils, c’est-à-dire à mon repos, à mon bonheur, le sacrifice de supporter un intérieur triste, froid et ennuyeux ? Prendrez-vous sur vous-même d’être sourd à des paroles aigres et indifférent à un visage refrogné ? Il est vrai de dire que mon mari a entièrement changé d’opinion à votre égard et qu’il ne vous a donné cette année aucun sujet de plainte ; mais à l’égard des gens qu’il aime le mieux, il est encore fort maussade parfois. Hélas ! je n’ose pas vous prier, tandis que, d’un autre côté, la famille Bertrand, riche et aujourd’hui dans une position brillante, vous offre mille avantages, le séjour de Paris où peut-être elle va se fixer par suite de la nomination du général à la tête de l’école polytechnique, toutes les recherches du luxe et un intérieur plus animé. Que ferai-je si vous me refusez ? Et de quel droit insisterai-je pour vous faire pencher en ma faveur ? Qu’ai-je fait pour vous et que suis-je pour que vous me rendiez un service que personne ne me rendrait ? Non, je n’ose pas vous prier, et cependant je vous bénirais à genoux si vous m’exauciez ; toute ma vie serait consacrée à vous remercier et à vous chérir comme l’être à qui je devrai le plus ; et si une reconnaissance passionnée, une tendresse de mère peuvent vous payer d’un tel bienfait, vous ne regretterez point de m’avoir sacrifié pour ainsi dire deux ans de votre vie, car mon cœur n’est pas froid, vous le savez, et je sens qu’il ne restera point au-dessous de ses obligations.

Adieu, répondez-moi courrier par courrier, cela est bien important pour la conduite que j’ai à tenir vis-à-vis de mon mari. Si vous m’abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore une fois. Ah ! comme on en abusera ! Adressez-moi votre lettre poste restante. Ma correspondance n’est plus en sûreté. Mais grâce à cette précaution, vous pouvez me parler librement. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

A Monsieur Jules Boucoiran.


Nohant, 8 décembre 1830.

Laissez-moi vous bénir, mon cher enfant, et n’essayez point de diminuer le prix de ce que vous faites aujourd’hui pour moi. Ne dites pas que vous ne faites que remplir un engagement, tenir une promesse. Du moment que les nouveaux chagrins que j’ai éprouvés m’ont mise dans la nécessité de quitter Nohant une partie de l’année, vous étiez dégagé de tout lien. Vous pouviez me dire : J’ai fait le sacrifice de mes intérêts et de toute mon ambition à l’espoir de vivre près d’une amie, mais je ne me suis pas engagé à veiller sur ses enfans en son absence et à supporter l’ennui de la solitude pendant l’autre moitié de l’année. Je ne vous ai donc fait aucune injure en pensant que vous pourriez revendiquer ce droit. Quand je vous ai offert près de moi un sort moins brillant, mais plus doux peut-être que celui dont vous jouissez actuellement, je ne prévoyais pas les circonstances où je me trouve aujourd’hui. Je me disais que mon amitié vous dédommagerait des avantages de la fortune, et je vous connaissais assez pour espérer que vous goûteriez le bonheur sans éclat que mon affection vous promettait. Maintenant que je me vois forcée de prendre un parti sévère et d’assurer mon repos et ma liberté par une résidence de six mois par an à Paris, c’est en tremblant que je vous demande de me consacrer votre tems, et bien loin de revendiquer comme un droit la promesse que vous me fîtes, je vous en affranchis entièrement. Si c’est à l’honneur seul que je dois la noble conduite que vous tenez à mon égard, je vous rends votre liberté et je déclare que vous pouvez en user sans que je vous ôte rien de mon estime. Non, mon cher enfant, je ne veux rien devoir qu’à votre amitié. Je ne veux point me soustraire à la reconnaissance en considérant votre sacrifice comme l’accomplissement d’un devoir. Je le regarderai toute ma vie comme une preuve d’affection si grande, que je ne pourrai jamais assez la reconnaître. Je me dirai toujours que c’est par dévoûment d’amitié et non par principe de conscience que vous avez accepté mes propositions modifiées comme elles le sont par les chagrins de mon intérieur.

Je vous renvoie les deux lettres que vous m’avez confiées. Je ne m’abuse point sur le désavantage pécuniaire qui résulte pour vous d’abandonner la famille B. Personne ne comprendra le désintéressement et la noblesse de votre conduite. Votre mère seule en sera un bon juge. Je souffre, je l’avoue, de l’idée que le secret de mon intérieur sortira de vos mains. Je sais que votre mère gardera ce secret comme vous-même, mais la mort, qui est un accident imprévu et inévitable, peut changer étrangement la destination des écrits, et cela se voit tous les jours. J’ai pour principe de détruire sans tarder tout papier contenant des particularités dont la découverte serait nuisible à la réputation ou au bonheur de quelqu’un. Voilà le seul motif qui m’engageait à vous prier de brûler ma lettre. Si vous la faites passer à votre mère, priez-la donc de le faire. Vous devez reconnaître comme moi l’utilité de cette mesure. Si quelque autre personne que vous ou elle venait à découvrir les torts de mon mari, je me ferais un reproche éternel de les avoir tracés.

Quant à la lettre de Mme Saint-A., je ne suis guère surprise de ses intentions officieuses à mon égard. Je n’ai jamais fait la folie de croire en elle, aussi je ne puis être offensée de sa conduite envers moi, quelle qu’elle soit. Si je trahissais la confiance qui vous a porté à me communiquer cette lettre, je ferais une grande lâcheté. Soyez donc sans crainte. Elle sera oubliée aussitôt que lue. Je ne me souviendrai que de la résistance généreuse que vous opposez à toutes les considérations qu’on vous met sous les yeux.

Je ne puis rien vous promettre pour le voyage à Nismes. Je le désire plus que vous, et ce n’est pas la considération de l’argent qui m’arrêterait le plus. Je suppose que ce voyage serait peu dispendieux. Mais je serai désormais dans une position qui me prescrira beaucoup de prudence dans mes démarches. Le bon accord que, malgré ma séparation d’avec mon mari, je veux conserver dans tout ce qui concernera mon fils, m’obligera à le ménager de loin comme de près. J’ai déjà reconnu que ce projet ne lui souriait point. le m’efforcerai de le lui faire agréer, sinon j’y renoncerai, et vous en m’en blâmerez pas. Désormais je ne dois laisser aucune prise contre moi, ou tout le fruit de mon énergie serait perdu, et j’aurais fourni des armes contre moi-même.

J’éprouve un autre chagrin très vif, c’est de n’avoir pas une obole dont je puisse disposer maintenant. Si j’étais à Paris, je vous trouverais de l’argent dans la journée. Je vendrais mes effets plutôt que de ne pas vous rendre un service, mais ici que faire ? Je suis dans une position délicate envers mon mari. Je lui dois, c’est-à-dire que je suis en avance de la pension qu’il me fait. Cela ne m’a pas empêchée de lui demander aussitôt votre lettre reçue. J’ai éprouvé un refus assez poli, mais très décisif. Plaignez-moi, jamais je ne maudis mon défaut d’ordre comme quand il m’empêche de servir l’amitié ! Cependant, si vous ne pouvez en trouver ailleurs, je tâcherai d’en emprunter sans qu’on le sache, quoique je sois déjà criblée de dettes que j’acquitterai Dieu sait comment ! Répondez-moi immédiatement poste restante à La Châtre.

Mes affaires domestiques s’éclaircissent. Mon frère me soutient un peu et m’offre son appartement à Paris jusqu’au mois de mars. Pendant ce temps, il restera ici avec sa femme. À cette époque, je reviendrai et je passerai quelque tems à Nohant pour vous y installer, si je ne fais pas avec vous le voyage projeté. Je vais partir pour Paris quand je serai rétablie. Je suis encore très souffrante. Si vous pouvez venir passer une journée à Châteauroux, je vous préviendrai afin que nous puissions nous voir à mon passage en cette ville.

Adieu, mon cher enfant, je suis encore assez faible, mais j’ai assez de tête et de cœur pour sentir vivement ce que vous faites pour moi. Vous aurez beau vous défendre de mes bénédictions avec votre rudesse spartiate, je m’en moque, et je vous poursuivrai jusqu’à la mort de mes remercîmens et de ma tendresse. Prenez-le comme vous voudrez, comme dit mon vieux curé.

Bonsoir, donc, mon cher fils, parlez de moi à votre mère. Dites-lui que je la vénère sans la connaître, ou plutôt que je la connais très bien sans l’avoir vue. Certes, je voudrais qu’elle me connût aussi et qu’elle sût combien son enfant m’est cher.


A Monsieur Charles Duvernet, à Paris.


Nohant, décembre 1830.

ÉPITRE ROMANTIQUE A MES TROIS AMIS.

De même que ces enfans naïfs et déguenillés que l’on voit sur les routes, armés de ces ingénieux paniers que leurs petites mains ont tressés après en avoir ravi les matériaux à l’arbuste flexible qui croît dans ces vignes que l’on voit ceindre les collines verdoyantes de l’Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel, les immondices nutritives et fécondes, — je ne sais pas précisément si le mot est masculin ou non… je m’en moque, — que les coursiers, les mulets, les bœufs, les vaches, les pourceaux et les ânes, laissent échapper dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits que l’active et ingénieuse civilisation met à profit pour ranimer la santé débile du chou-fleur et la délicate complexion de l’artichaut ; de même que ces hommes patiens et laborieux qu’un sot préjugé essayerait vainement de flétrir, et qui munis de ces réceptacles portatifs qu’on voit également servir à recueillir les dons de Bacchus et les infortunés animaux que l’on trouve parfois égarés et languissans au coin des bornes jusqu’à ce qu’une main cruelle leur donne la mort et les engloutisse à jamais dans la hotte parricide, — ramassent, dans ces torrens fangeux qui se brisent en mugissant dans les égouts de la capitale, divers objets abandonnés à la parcimonieuse industrie qui sait tirer parti de tout et faire du papier à lettre avec des vieilles bottes et des chiens morts ;

De même, ô mes sensibles et romantiques amis ! après une longue, laborieuse et pénible recherche, j’ai à peu près compris la lettre bienfaisante et sentimentale que vous m’avez écrite, au milieu des fumées du punch et dans le désordre de vos imaginations naturellement fantasques et poétiques. Triomphez, mes amis, enorgueillissez-vous des dons que le ciel prodigue vous a départis, soyez fiers, car vous avez droit à l’être. Vous avez atteint et dépassé les limites du sublime, vous êtes inintelligibles pour les autres comme pour vous-mêmes. Nodier pâlit, Rabelais ne serait que de la Saint-Jean, et Sainte-Beuve baisse pavillon devant vous. Immortels jeunes hommes ! mes mains vous tresseront des couronnes de verdure quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier sauce s’arrondira sur vos fronts et le chêne sur vos épaules, si vous continuez de la sorte.

Heureuse, trois fois heureuse la ville de La Châtre, la patrie des grands hommes, la terre classique du génie ! Heureuses vos mamans ! heureux vos papas ! Enfans gâtés des Muses, nourris sur l’Olympe (pas d’allusions je vous prie), bercés sur les genoux de la renommée ! puissiez-vous faire pendant toute une éternité (comme dit le forçat délibéré Champagnette de Lille), la gloire et l’ornement de la patrie reconnaissante ! Puissiez-vous m’écrire souvent pour m’endormir… au son de votre lyre pindarique, et pour détendre les muscles buccinateurs infiniment trop contractés de mes joues amaigries !

Depuis l’on départ, ô blond Charles, jeune homme aux rêveries mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d’orage, infortuné misanthrope qui fuis la frivole gaîté d’une jeunesse insensée, pour te livrer aux noires méditations d’un cerveau ascétique ! les arbres ont jauni, ils se sont dépouillés de leur brillante parure. Ils ne voulaient plus charmer les yeux de personne, l’hôte solitaire des forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et ombreux, n’étant plus là pour les chanter. Ils sont devenus secs comme des fagots et tristes comme la nature veuve de toi, ô jeune homme !

Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la barbe effrayante, au regard terrible, homme des premiers siècles, des siècles de fer ! homme au cœur de pierre, homme fossile ! homme primitif, homme normal ! homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge ! depuis que ta masse immense n’occupe plus, comme les dieux d’Homère, l’espace de sept stades dans la contrée, depuis que ta poitrine volcanique n’absorbe plus l’air vital nécessaire aux habitans de la terre, le climat du pays est devenu plus froid, l’air plus subtil, les vents qu’emprisonnaient tes poumons, les tempêtes qui se brisaient contre l’on flanc comme au pied d’une chaîne de montagnes, se sont déchaînés avec furie le jour de ton départ, et toutes les maisons de La Châtre ont été ébranlées dans leurs fondemens, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n’ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M. de la Genetière a été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de Mme Saint-O… a été relevée à une hauteur si prodigieuse que le grand Chicot assure avoir vu sa jarretière.

Et toi, petit Sandeau ! aimable et léger comme le colibri des savanes parfumées ! gracieux et piquant comme l’ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Châteaubrun ! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d’un chamois, les mains dans les poches, la petite place où tu semas si généreusement cette plante pectorale qu’on appelle le pas-d’âne et dont Félix Fauchier a fait, grâce à toi, une ample provision pour la confection du sirop de quatre fleurs, les dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes au coucher du soleil. Elles ne quittent plus leurs bonnets de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux, la coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons refroidis ; la main de Laurent, glacée par l’âge et le chagrin, tombe inactive à son côté, les touffes invisibles et les cache-peignes moisissent sans éclat dans la boutique de Darnaut, l’usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en désuétude, et la garnison menace de s’emparer de la place. Ton départ nous a apporté une plaie d’Égypte bien connue.

Quant à votre amie infortunée, ne sachant que faire pour chasser l’ennui aux lourdes ailes ; fatiguée de la lumière du soleil qui n’éclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux Couperies, elle a pris le parti d’avoir la fièvre et un bon rhumatisme seulement pour se distraire et passer le tems. Vous ririez, mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre, non pas comme l’Aurore aux ailes empourprées attelant d’une main légère les chevaux du classique Phébus dont la perruque rousse a fait vivre les poètes pendant plusieurs siècles, mais comme la marmotte engourdie que le savoyard tire de sa boîte et fait danser à grands coups de bâton pour la mettre en train et lui donner l’air enjoué. C’est ainsi que je me traîne, moi qui naguères aurais défié sur ma bonne Lyska un parti de miquelets, maintenant empaquetée de flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes, je voyage en un jour de mon cabinet au salon, et une de mes jambes est auprès de la cheminée dudit appartement que l’autre est encore dans la salle à manger. Si cet état fâcheux continue, je vous prie de m’acheter une de ces brouettes dans lesquelles on voiture les culs-de-jatte dans les rues de Paris ; nous y attellerons Braver et nous parcourrons ainsi les villes et les campagnes pour attirer la pitié des âmes sensibles. Sandeau fera des cabrioles, Fleury des tours de force, et Charles avalera des épées comme les jongleurs indiens ou des souris comme Jacques de Falaise ; on lui laissera le choix.

Et, à propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche, et après les politesses d’usage, je lui ai lu le paragraphe de votre lettre qui le concerne. Il en a été fort mécontent, et me suivant dans mon cabinet où il est présentement étendu devant le feu, il m’a prié d’écrire sous sa dictée une réponse aux accusations dont vous le chargez. Je souscris à sa demande et vous quitte pour servir d’interprète à ce bon animal.

Adieu donc, mes chers camarades, écrivez-moi souvent, quelque bêtes que vous puissiez être, je vous promets de n’être jamais en reste avec vous. Je vous tiens quittes des complimens, à moins qu’ils ne soient tournés comme celui de Jules. Pauvre Fleury ! accouchez donc vite de ce fatal choléra-morbus, prenez du tabac à fortes doses, il partira dans les éternuemens. Et vous, jeune Charlot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette ville de bruit et de prestiges, n’oubliez pas la plus ancienne de vos amies. Une poignée de main à tous les trois, quoique Rochou Daubert n’aime pas cela dans une femme.

AURORE D.


A M. Charles Duvernet, à Paris.


Nohant, décembre 1330.

Réclamation adressée par Brave, chien des Pyrénées, originaire d’Espagne, garde de nuit de profession, décoré du collier à pointes, du grand cordon de la chaîne de fer et de plusieurs autres ordres honorables, à messieurs Fleury dit le Germanique et Jules Sandeau le Marchois pour offense à la personne dudit Brave et diffamation gratuite auprès de sa protectrice dame Aurore, châtelaine de Nohant et de beaucoup de châteaux en Espagne dont la description serait trop longue à mentionner.

Messieurs,

Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces physiques et de mes vertus domestiques. Ce n’est point un mouvement d’orgueil assez justifié peut-être par la pureté de mon origine, et le témoignage d’une conduite irréprochable, qui m’engage à mettre la patte à la plume pour réfuter les imputations calomnieuses qu’il vous a plu de présenter à mon honorée protectrice et amie, dame Aurore, que j’ai fidèlement accompagnée et gardée jusqu’à ce jour, à cette fin de détruire la bonne intelligence qui a toujours régné entre elle et moi, et de lui inspirer des doutes sur mes principes politiques. Il me serait facile de mettre au jour des faits qui couvriraient de gloire l’espèce des chiens, au grand détriment de celle des hommes. Il me serait facile encore de vous montrer deux rangées de dents auprès desquelles les vôtres ne brilleraient guère et de vous prouver que, quand on veut mordre et déchirer, il n’est pas prudent de s’adresser à plus fort que soi. Mais je laisse ces moyens aux esprits rudes et grossiers qui n’en ont point d’autres. Je dédaigne des adversaires dont la défaite ne me rapporterait point de gloire et dont je viendrais aussi facilement à bout que des chats que je surprends à vagabonder la nuit autour du poulailler, au lieu d’être à leur poste à l’armée d’observation contre les souris et les rats. Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonnement, mon caractère paisible préfère terminer à l’amiable les discussions où la rigueur n’est pas absolument nécessaire ; accoutumée dès l’enfance et pour me servir de l’expression de M. Fleury, dès mon bas âge, à des études graves et utiles, j’ai contracté le goût des méditations approfondies. J’ai réussi à l’inspirer au Chien bleu qui ne manque pas d’intelligence, et je prends plaisir à m’entretenir avec lui sur toute sorte de matières lorsque, couchés au clair de la lune sur le fumier de la basse-cour durant les longues nuits d’hyver, nous examinons le cours des astres et leurs rapports avec le changement des saisons et le système entier de la nature ; c’est en vain que j’ai voulu améliorer l’éducation et réformer le jugement de mon autre camarade, l’oncle Mylord, que vous appelez épileptique et convulsionnaire, car dans la frivolité de vos railleries mordantes, vous n’épargnez pas, messieurs, les personnes les plus dignes d’intérêt et de compassion par leurs infirmités et leurs disgrâces. Quoi qu’il en soit, messieurs, je ne m’adjoindrai pas dans cette défense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion nerveuse ne le rendant propre qu’aux beaux-arts, il fait société à part et passe la majeure partie de son tems dans le salon, où on lui permet de se chauffer les pattes en écoutant la musique, dont il est fort amateur, pourvu qu’il ne lui échappe aucune impertinence, ce qui malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelquefois. Je dois en même temps vous déclarer que, dans le système de défense que j’ai adopté, j’ai été puissamment aidé par les lumières et les réflexions du Chien bleu ; la franchise m’oblige à reconnaître les talens et le mérite de cette personne estimable, que vous n’avez pas craint d’envelopper dans vos soupçons injurieux sur notre patriotisme et notre moralité.

D’abord, examinons les faits qu’on m’attribue. M. Fleury, mon principal accusateur, prétend :

1o Que moi, Brave, assis sur mon postérieur, j’ai été surpris par lui, Fleury, réfléchissant aux malheurs que des factieux ont attirés sur la tête de l’ex-roi de France, Charles X.

M. Fleury insiste sur l’expression de factieux, dont il assure que je me suis servi.

2o Il prétend m’avoir surpris lisant la Quotidienne en cachette et, d’après ces deux chefs d’accusation, il ne craint pas de se répandre en invectives contre ma personne, de me traiter tour à tour de carliste, de jésuite, d’ultramontain, de serpent, de crocodile, de boa, d’hypocrite, de chouan, de Ravaillac.

Quelle âme honnête ne serait révoltée à cette épouvantable liste d’épithètes infamantes, gratuitement déversées sur un chien de bonne vie et mœurs, d’après deux accusations aussi frivoles, aussi peu avérées ! mais je méprise ces outrages et n’en fais pas plus de cas que d’un os sans viande.

M. Fleury ment à sa conscience lorsqu’il rapporte avoir entendu sortir de ma gueule le mot de factieux appliqué aux glorieux libérateurs de la patrie. Je vous le demande, ô vous qui ne craignez pas de flétrir la réputation d’un chien paisible, ai-je pu me rendre coupable d’une aussi absurde injustice ? Pouvez-vous supposer que j’aie le moindre intérêt à méconnaître les bienfaits de la révolution ? N’est-ce pas sous l’abominable préfecture d’un favori des Villèle et des Peyronnet, que les chiens ont été proscrits comme du tems d’Hérode le furent d’innocens martyrs enveloppés dans la ruine d’un seul !

N’est-ce pas en faveur des prérogatives de la noblesse et de l’aristocratie que l’entrée des Tuileries fut interdite aux chiens libres et accordée seulement comme un privilège à cette classe dégradée des Bichons et des Carlins, que les douairières du noble faubourg traînent en laisse comme des esclaves au collier doré ? Oui, j’en conviens, il est une race de chiens dévouée de tout tems à la cour et avilie dans les antichambres, ce sont les Carlins, dont le nom offre assez de similitude avec celui de carlistes pour qu’on ne s’y méprenne point. Mais nous, descendans des libres montagnards des Pyrénées, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges et des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des loups et des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours, les jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallée d’Andorre ! .. Ah ! ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans m’arrache des larmes involontaires ! je crois voir encore mon respectable père, le vaillant et redoutable Pigon, avec son triple collier de pointes de fer, où la dépouille sanglante des loups avait laissé de glorieuses empreintes ! Je le vois se promener majestueusement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se rangeaient en haie sur son passage dans une attitude respectueuse et que, moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de ma mère Tanbelle, vive Espagnole à l’œil rouge et à la dent aiguë ! Je crois entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes aux échos sauvages étonnés de répondre à une voix humaine dans cette âpre solitude ; je retrouve dans ma mémoire son costume étrange, son cothurne de laine rouge appelé spardilla, son berret blanc et bleu, son manteau tailladé et sa longue espingole, plus fidèle gardienne de son troupeau que la houlette parée de rubans que les bergères de Cervantes portaient au temps de l’âge d’or. Je revois les pics menaçans, embellis de toutes les couleurs du prisme reflétées sur la glace séculaire, les torrens écumeux dont la voix terrible assourdit les simples mortels, les lacs paisibles bordés de safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros, les vieilles forteresses maures abandonnées aux lézards et aux choucas, les forêts de noirs sapins et les grottes imposantes comme l’entrée du Tartare. — Pardonnez à ma faiblesse, ce retour sur un temps pour jamais effacé de ma destinée a rempli mon cœur de mélancolie ; mais dites-moi, Fleury et Sandeau, si vous avez autant d’âme qu’un chien comme moi peut en avoir, pensez-vous qu’un simple et hardi montagnard soit un digne courtisan du despotisme, un conspirateur dangereux, un affilié de Lulworth ? Non, vous ne le pensez pas ! vous avez pu me voir lire la Quotidienne, ma maîtresse la reçoit, et je ne la soupçonne pas d’être infectée de ces gothiques préjugés, de ces haineux ressentimens. Je la lis comme vous la liriez, avec dégoût et mépris, pour savoir seulement jusqu’où l’acharnement des partis peut porter des hommes égarés, mais combien de fois, transporté d’une vertueuse indignation, j’ai fait voler d’un coup de patte, ou mis en pièces d’un coup de dent, ces feuilles empreintes de mauvaise foi et d’esprit de vengeance !

Cessez de le dire, et voué, ma chère maîtresse, mon estimable amie, gardez-vous de le croire.. Jamais Brave, jamais le chien honoré de votre confiance et enchaîné par vos bienfaits, ne méconnaîtra ses devoirs et n’oubliera le sentiment de sa dignité. Qu’on vienne au nom de Charles X ou de Henry V attaquer votre tranquille demeure, vous verrez si Brave ne vaut pas une armée. Vous reconnaltrez la pureté de son cœur indignement méconnue par vos frivoles amis, vous jugerez alors entre eux et moi !

Et vous, jeunes gens sans expérience et sans frein ! j’ai pitié de votre jeunesse et de votre ignorance, mon âme généreuse, incapable de ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner à votre légèreté ; soyez donc absous et revenez sans crainte égayer les ennuis de ma maîtresse solitaire, Vous n’avez rien à redouter de ma vengeance. Brave vous pardonne ! que tout soit oublié, et si vous êtes d’aussi bonne foi que moi, qu’un embrassement fraternel soit le sceau de notre réconciliation ; je vous offre ma patte avec franchise et loyauté et joins ici, pour votre sûreté personnelle, un sauf-conduit qui vous mettra à couvert des ressentimens que votre lettre aurait pu exciter dans les environs.

Brave, seigneur chien, maître commandant, général en chef et inspecteur de toute la chiennerie du pays, à Mylord, au Chien bleu, à Marchant, à Labrie, à Charmette, à Capitaine, à Pistolet, à Caniche, à Parpluche, à Mouche, à tous les chiens jeunes et vieux, mâles et femelles, ras et tondus, grands et petits, galeux et enragés, infirmes et podagres, hargneux et arrogans, domiciliés dans le bourg de Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison à Rochette, à la Thuillerie, etc., et tous autres lieux situés entre la Châtre et Nohant.

Défense vous est faite, sous peine de mort, de mordre, poursuivre, menacer ou insulter les trois individus ci-dessous mentionnés :

Charles Duvernet, Jules Sandeau, Alphonse Fleury,

lesquels seront porteurs du présent sauf-conduit que nous leur avons délivré le décembre 1830 en notre niche, en présence du Chien bleu et de madame Aurore D.

Signé : Brave.


A Monsieur Jules Boucoiran, à Nohant.


Paris, 12 février 1831.

Mon cher enfant, je vous remercie de votre bonne lettre ; écrivez-moi souvent, je vous en prie. Il n’y a que par vous que je sais avec exactitude l’état de mes enfans. Dites à Maurice de m’écrire, mais laissez-le libre et d’écriture et d’orthographe et de style. J’aime ses naïvetés et ses barbouillages, et je ne veux pas qu’il considère l’heure de m’écrire comme une heure de travail. Une page deux fois la semaine, ce ne sera pas assez pour l’embrouiller dans ses progrès. Je suis bien contente qu’il se rende à la nécessité de travailler sans verser trop de larmes. Une fois l’habitude prise, il ne se trouvera pas plus malheureux qu’avant. Mon mari me mande que vous êtes maigre et au régime. Êtes-vous réellement bien guéri, mon cher enfant ? Soignez-vous, ne couchez pas sans feu comme vous fesiez par négligence l’année dernière et ayez toujours une tisane rafraîchissante dans votre chambre. Moi, le grand médecin de Nohant, je vous traiterais ex professo. Que deviennent donc tous les malades du village depuis que je ne suis plus là pour les guérir ou pour les tuer ? Je vous dirai en confidence que j’ai eu ici l’occasion d’exercer mes talens auprès de qui ? Je vous le donne en cent ! Auprès de Mme P…, mon implacable ennemie. La malheureuse femme vient de faire un triste voyage à Paris, pour enterrer un fils de vingt ans. Elle était mourante de douleur lorsque le hasard m’a fait connaître sa situation, j’y ai couru sur-le-champ, je l’ai trouvée entourée de jeunes gens qui pleuraient leur camarade et s’affligeaient qu’il n’y eût pas une femme auprès de la mère désolée. J’ai passé la nuit sur une chaise auprès d’elle. Une triste nuit ! mais lorsqu’elle m’a reconnue et qu’abjurant son aversion, elle m’a remerciée avec élan, j’ai éprouvé combien la vengeance noble, celle qui consiste à rendre le bien pour le mal, est un sentiment pur et doux. Nous nous sommes quittées très réconciliées. Je parierais bien qu’à La Châtre et à Nohant surtout, ma conduite passerait pour un trait de folie. N’en parlez pas, mais si on en parle et qu’on m’accuse encore pour cela, laissez dire. Je m’en bats l’œil.

Je ne crois pas, mon cher enfant, à tous les chagrins qu’on me prédit dans la carrière littéraire où j’essaye d’entrer. Il faut voir et apprécier quels motifs m’y poussent et quel but j’y poursuis. Mon mari a fixé ma dépense particulière à 3,000 francs. Vous savez que c’est peu pour moi qui aime à donner et qui n’aime pas à compter. Je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quelques profits, et, comme je n’ai nulle ambition d’être connue, je ne le serai point. Je n’attirerai l’envie et la haine de personne. La plupart des écrivains vivent d’amertumes et de combats, je le sais, mais ceux qui n’ont d’autre ambition que celle de gagner leur vie vivent à l’ombre et paisiblement. Béranger, le grand Béranger lui-même, malgré sa gloire et son éclat, vit retiré et à part de toutes les coteries. Ce serait bien le diable si un pauvre talent comme le. mien ne pouvait se dérober aux regards. Le tems n’est plus où les éditeurs fesaient queue à la porte des écrivains. La chose est renversée, et de tous les états le plus libre et le plus obscur peut-être est celui d’auteur, pour qui n’a pas d’orgueil et de fanfaronnade. Quand on vient donc me dire que la gloire est un chagrin de plus que je me prépare, je ne puis m’empêcher de rire de ce mot, qui n’est pas heureux et de tous ces lieux-communs qui ne sont applicables qu’au génie et à la vanité. Je n’ai ni l’un ni l’autre, et j’espère ne connaître aucune de ces tracasseries qu’on croit inévitables. J’ai été invitée chez Kératry et chez Mme Récamier. J’ai eu le bon sens de refuser. Je vais chez Kératry le matin, et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous avions pleuré en lisant le Dernier des Beaumanoir. Il m’a dit qu’il était plus sensible à ce genre de triomphe qu’aux applaudissemens des salons. C’est un digne homme. J’espère beaucoup de sa protection pour vendre mon petit roman. Je vais paraître dans la Revue de Paris ; j’en ai enfin la certitude, ce sera un pas immense de fait et la seule manière de faire connaître mon nom, que je ne puis vous dire, vu que je ne le sais pas encore.

Voilà où j’en suis. Adieu, mon cher enfant, je vous embrasse de tout mon cœur. J’ai beaucoup de courses et de travail, voilà le seul côté pénible de l’état que j’ai embrassé, mais quand les premiers obstacles seront franchis, je me reposerai.


A Monsieur Jules Boucoiran, à Nohant.


Paris, 4 mars 1831.

Je vous remercie, mon cher enfant, de m’avoir écrit. Je ne vis que de ce qui concerne Maurice, et les nouvelles qui m’arrivent par vous n’en sont que plus douces et plus chères. Aimez-le donc, mon pauvre petit, ne le gâtez pas, et pourtant rendez-le heureux. Vous avez ce qu’il faut pour l’instruire sans le rendre misérable, de la fermeté et de la douceur. Dites-moi qu’il prend ses leçons sans chagrin. Près de lui je sais montrer de la sévérité, mais de loin toutes mes faiblesses de mère se réveillent et la pensée de ses larmes fait couler les miennes. Oh ! oui, je souffre d’être séparée de mes enfans. J’en souffre bien ! Mais il ne s’agit pas de se lamenter ; encore un mois, et je les tiendrai dans mes bras. Jusque-là il faut que je travaille à mon entreprise.

Je suis plus que jamais résolue à suivre la carrière littéraire. Malgré les dégoûts que j’y trouve parfois, malgré les jours de paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgré la vie plus que modeste que je mène ici, je sens que mon existence est désormais remplie. J’ai un but, une tâche, disons le mot, une passion. Le métier d’écrire en est une violente et presque indestructible ; quand elle s’est emparée d’une pauvre tête, elle ne peut plus s’arrêter. Je n’ai point eu de succès ; mon ouvrage a été trouvé invraisemblable par les gens à qui j’ai demandé conseil. En conscience, ils m’ont dit que c’était trop bien de morale et de vertu pour être trouvé probable par le public. C’est juste, il faut servir le pauvre public à son goût, et je vais faire comme le veut la mode. Ce sera mauvais. Je m’en lave les mains. On m’agrée dans la Revue de Paris, mais on me fait languir. Il faut que les noms connus passent avant moi. C’est trop juste. Patience donc. Je travaille à me faire inscrire dans la Mode et dans l’Artiste, deux journaux du même genre que la Revue. C’est bien le diable si je ne réussis dans aucun. En attendant il faut vivre ; et pour cela je fais le dernier des métiers, je fais des articles pour le Figaro. Si vous saviez ce que c’est ! Mais de Latouche paye 7 francs la colonne, et avec ça on boit, on mange, on va même au spectacle, en suivant certain conseil que vous m’avez donné. C’est pour moi l’occasion des observations les plus utiles et les plus amusantes. Il faut, quand on veut écrire, tout voir, tout connaître, rire de tout. Ah ! ma foi, vive la vie d’artiste ! Notre devise est liberté.

Je me vante un peu pourtant. Nous n’avons pas précisément la liberté au Figaro. M. de Latouche, notre digne patron (ah ! si vous connaissiez cet homme-là !), est sur nos épaules, taillant, rognant à tort et à travers, nous imposant ses lubies, ses aberrations, ses caprices. Et nous d’écrire comme il l’entend, car après tout, c’est son affaire, et nous ne sommes que ses manœuvres : ouvrier journaliste, garçon rédacteur, je ne suis pas autre chose pour le moment. Et quant, à mon réveil, je vais déjeuner au café et que je vois les platitudes que j’ai griffonnées la veille dans vingt paires de mains qui se les arrachent et sous les yeux de ces bénévoles lecteurs dont le métier est d’être mystifié, je me prends à rire d’eux et de moi.

Quelquefois je les vois cherchant à deviner des énigmes sans mot et je les aide à s’embrouiller, J’ai fait hier un article pour Mme Duvernet ; au café aujourd’hui, on dit que c’est pour M. de Quélen. Voyez un peu !

Adieu, mon cher enfant, je vous charge d’embrasser mon frère et ma sœur si elle vous le permet. Dites à Polyte de m’écrire un peu plus souvent. Enfermée au bureau d’esprit de mon digne maître depuis neuf heures du matin jusqu’à cinq heures, je n’ai guère le tems d’écrire, moi, mais j’aime bien à recevoir des lettres de Nohant. Elles me reposent le cœur et la tête.

Je vous embrasse et vous aime bien. Dites-moi donc ce que vous faites faire à Maurice.

J’ai revu Kératry et j’en ai assez. Hélas ! Il ne faut pas voir les célébrités de trop près.

De loin c’est quelque chose, etc. J’aime toujours M. Duris-Dufresne de passion. Je vous dirai que j’ai vu Mme Bertrand à la chambre des députés. Elle était derrière moi dans la tribune des dames. Je lui ai offert ma place. J’ai été honnête, elle a été gracieuse, et l’histoire finit là.


A Monsieur Charles Duvernet, à La Châtre.


Paris, 6 mars 1831.

Vous êtes un fichu paresseux, mon cher camarade, et si nous n’étions d’anciens amis, je me lâcherais, je crois, mais il faut bien vous pardonner, car on ne refait pas de vieux amis du jour au lendemain. Savez-vous qu’il se passe de belles choses ici ? C’est vraiment très drôle à voir. La révolution est en permanence comme la chambre. Et l’on vit aussi gaîment au milieu des bayonnettes, des émeutes et des ruines que si l’on était en pleine paix. Moi, ça m’amuse, j’en suis fâchée pour ceux à qui ça déplaît, mais nous sommes au monde pour rire ou pour pleurer de ce que nous voyons faire. Et, bien que je pleure quelquefois tout comme une autre, pour le plus souvent je ris, et je fais bien.

Dites-moi donc, mon camarade, vous avez quelquefois l’humeur bien noire à ce qu’il paraît ? moi aussi ; le moyen de s’en dispenser ! mais chez moi la peine ne creuse guères, et chez vous l’ennui se cramponne, du moins je crois le voir à quelques phrases de votre lettre. Cela ne me surprend point, l’air du pays n’est pas léger, la société n’est pas délicate, les cancans ne sont pas spirituels, et les plaisirs ne le sont pas du tout. On vit en tous lieux, je le sais, mais avec des intérêts, un ménage, une occupation personnelle, des projets et des profits. A votre âge, on n’a rien de tout cela, et au mien… que vous dirai-je ? cela ne suffit pas encore. Un peu de patience, quand nous aurons quarante ans, nous serons les meilleurs Berrichons du monde. En attendant, il faut bien varier un peu la vie, et au lieu de vous faire des sermons, je vous engagerai à venir à Paris le plus que vous pourrez ; je sais que les parens ne lâchent guères leurs enfans, mais vous qu’on aime et qu’on gâte passablement, si vous montriez un désir bien prononcé, je doute qu’on sût y résister. Si l’on voulait m’écouter, je parlerais bien pour vous, car je suis pénétrée de l’impossibilité de vivre heureuse à La Châtre, quand on n’est ni vieux, ni père de famille, ni raisonnable par force en un mot.

Je ne suis pas de ceux qui disent que vivre, c’est s’amuser, ou plutôt je ne l’entends pas comme eux. Je crois bien que ce n’est pas l’Opéra qu’il vous faut tous les jours pour passer agréablement la soirée. L’Opéra est chose délicieuse, mais on peut rire ailleurs et de tout son cœur. Odry même le sublima Odry, n’est pas indispensable à ma félicité, quoiqu’il y contribua puissamment. Mais, je m’amuse partout. — Partout (entendons-nous) où je ne vois pas la haine, le soupçon, l’injustice et l’aigreur empester l’air que je respire. Si les gens n’étaient pas méchans, je leur passerais bien d’être bêtes mais pour notre malheur ils sont l’un et l’autre, et voilà pourquoi la province est odieuse, il y a un vendu caché partout, et l’on peut dire, d’elle ce que Victor Hugo dit de la prison : Vous cueillez une fleur, et. Elle pique ou elle pue. C’est baroque, mais c’est vrai.

Il me tarde pourtant d’y retourner, car j’ai des enfans que j’aime plus que tout le reste, et sans l’espoir de leur être plus utile un jour avec la plume du scribe qu’avec l’aiguille de la ménagère, je ne les quitterais pas si longtems. Mais je veux, malgré les difficultés sans nombre que je rencontre, faire les premiers pas dans cette carrière épineuse. Je me suis enfin décidée à écrire dans le Figaro, et je suis charmée que vous y soyez abonné, ce sera une manière de causer avec vous, surtout si M. Delatouche a souvent la bonne idée de me faire faire des articles, comme celui de Molinara, article dont le cœur a fait les frais plus que l’esprit. C’est dans son cabinet, à sa table, moitié avec lui, que j’ai écrit cette Idylle dont le bon public parisien (public excellent d’ailleurs et dont le métier est d’être dupe), cherchait le mot avec d’incroyables efforts le lendemain. Vous auriez ri de voir les bons bourgeois du café Conti… (vous connaissez sûrement le café Conti vis-à-vis le Pont Neuf ? , vous y avez déjeuné plus d’une fois, et moi aussi), vous auriez ri (que je dis) si vous les aviez vus, le nez sur le Figaro, et se donnant à tous les diables pour savoir quelle énigme politique leur cachait cette Malinara et ce polisson de moulin.

Il y en avait d’aucuns qui disaient : C’est un emblème ; d’aucuns qui répondaient : C’est un anagramme, et d’aucuns qui reprenaient : C’est un logogriphe. Qui donc est cette meunière ? C’est Delphine Gay ! — Oh ! non c’est la duchesse de Berry. — Bah ! c’est la femme du dey d’Alger. — Dans tous les cas, c’est bien savant, car on n’y comprend goutte.

Moi je riais, non pas dans ma barbe, mais dans ma tabatière, et je leur disais d’un air mystérieux : — Messieurs, je sais de bonne part que c’est la femme du pape. — A quoi ils répondaient : — Pas possible ? — Parole d’honneur !

Vous avez vu, depuis, un grand article intitulé Vision. M. Delatouche l’a trouvé très remarquable et m’a prié en quelque sorte de le lui donner. Il est de Jules Sandeau, qui me l’avait confié et qui n’a pas été très content de le voir mutilé et raccourci. Il le destinait au Voleur, et moi je l’ai volé au profit du Figaro. Dans le même numéro, il y a une bigarrure (la première) qui fait grand scandale. Elle n’a rien de joli, mais, comme elle tombe d’aplomb sur le ridicule de la circonstance, les rieurs s’en sont emparés ; le roi citoyen s’en est offensé, et M. Nestor Roqueplan, le signataire du journal, au moment de recevoir la croix (dont Sa Majesté n’est pas chiche d’ailleurs), se l’est vu refuser à cause de l’article susdit, dont il est responsable. C’est pourtant moi qu’a fait ce coup-là ! J’en peux pas revenir et j’en ris à me démettre les mandibules. O auguste juste-milieu de La Châtre, que dirais-tu de mon impudence ! M. Delatouche, de son côté, ne s’était pas gêné d’annoncer des croisées à louer pour voir passer la première émeute que ferait M. Vivien. Toutes ces gentillesses ont indisposé le roi citoyen et papa Persil, qui lui a dit comme ça : — Tonnerre de Dieu, sire, c’est trop fort ! — Vous croyez ? qu’a dit le roi citoyen, faut-il que je me fâche ? — Oui, sire, faut vous fâcher. — Alors le roi citoyen s’est fâché, et voilà qu’on a saisi le Figaro et qu’on lui intente un procès de tendance. Si on incrimine les articles en particulier, le mien le sera pour sûr. Je m’en déclare l’auteur et je me fais mettre en prison. Vive Dieu ! quel scandale à La Châtre ! quelle horreur et quel désespoir dans ma famille ! mais aussi ma réputation est faite, et je trouve un éditeur pour acheter mes platitudes et des sots pour les lire. Je donnerais 9 fr. 50 pour avoir le bonheur d’être condamnée. Je ne vous dis rien de la nouvelle Atala. Je l’ai avalée et il m’en souviendra ! J’en ai eu le choléra-morbus pendant trois jours. Vous en verrez l’analyse un de ces jours dans votre journal, ô Atala ! — Ote-toi de là !

Bonsoir, mon cher camarade, je vous embrasse de tout mon cœur. Écrivez-moi plus souvent et quand même vous seriez de mauvaise humeur. Est-ce que je n’ai pas aussi mes jours nébuleux ? Quand je serai cheux nous, c’est-à-dire le mois prochain, quand vous vous ennuierez, vous viendrez me voir. Nous mettrons nos deux ennuis ensemble et nous tâcherons de les jeter dans l’eau pour peu qu’il y ait de l’eau.

Je ne vous dis rien de votre affaire d’honneur. Êtes-vous assez bête ! je me réserve de vous laver la tête, mais ne recommencez pas souvent ces sottises-là. Adieu. — Bonsoir. — Embrassez pour moi votre mère et aimez-moi toujours un brin. Dites à M. Toubeau que je le porte dans mon cœur. Quant à l’autre, je ne sais pas qui vous voulez dire. J’en adore tant !

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.