Correspondance d’Orient, 1830-1831/023

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LETTRE XXIII.

LE CAMP DES GRECS.

Kounkalé, 31 juillet 1830.

classibus hic locus…
Hic Dolopum manus, hic sævus tendebat Achilles.

« C’est ici qu’étaient leurs flottes…

» Ici étaient les troupes des Dolopes ; là campait le cruel Achille. »

C’est Virgile qui vient nous indiquer ainsi la tâche qu’il nous reste à remplir. Nous allons visiter, comme les Troyens, les lieux déserts et le rivage abandonné :

Desertosque videre locos littusque relictum

Au temps du siège de Troie, le lieu où nous sommes était entièrement couvert par les flots. Le territoire de Kounkaté a été formé par tes sables et les terres qu’emporte le Simoïs dans son cours. Les Grecs campaient a plus de deux milles du château bâti par les Turcs sur cette rive de l’Hëllespont. Nous avons soigneusement visité les environs de Kounkamé, pour reconnaître avec quelque, précision toutes les positions occupées par l’armée grecque. Voici ce que nous avons observé, et ce qu’il y a de plus probable dans les recherches et les assertions des voyageurs les plus instruits.

Nous sommes allés d’abord au village de Koun-Keui, qui signifie village de sable, comme Koun-Kalessi signifie château de sable. Non loin de là est un autre village dont je vous ai déjà parlé, et qu’on nomme Kalafat (lieu de radoub). C’est là qu’on radoubait tes navires. On ajoute que la partie de la plaine, située entre Kounkaté et l’Ayanteium, où se trouvait la station navale des Grecs, est encore désignée dans des actes et des contrats sous le nom de Boyadeh-déré (la vallée des barques). Il paraît donc évident que la mer s’est retirée à une assez grande distance de son ancien rivage. Je n’ai rien de mieux à faire ici que de vous citer Homère, qui, à travers ses formes épiques, est toujours le plus exact des historiens et des géographes. « Après le départ des Grecs, Neptune et Apollon résolurent de détruire jusqu’aux derniers vestiges, du camp, en poussant vers ce lieu tous les fleuves, tels que le Rhésus, le Granique, le Caresus, le Rhodius, le divin Scamandre et le violent Simoïs. Jupiter, de son côté, versa continuellement des cieux un déluge d’eau, et Neptune, son trident en main, renversa les murailles, et livra leurs vastes débris aux flots écumeux. Quand les eaux eurent bien aplani le terrain jusqu’à l’Hellespont, le dieu permit aux fleuves de reprendre leur cours et couvrit de sable tout le rivage pour empêcher que la postérité ne pût jamais reconnaître le lieu où les murs des Grecs avaient été élevés. » — On peut conclure de ce passage de l’Iliade, qu’au temps où Homère écrivait, la mer avait commencé à se retirer. Malgré une assertion aussi positive, il s’est trouvé, des savans qui ont recherché et cru reconnaître les vestiges du camp des Grecs. Pour moi, je respecte trop les traditions homériques, pour croire que les ordres de Jupiter n’ont pas été accomplis, et pour avoir la prétention de retrouver des fossés et des murs qu’Apollon et Neptune ont détruits. Je me bornerai donc à vous exposer quelques conjectures sur la position des lieux, et j’y joindrai les souvenirs que me fournira l’Iliade.

Les Grecs avaient besoin du voisinage d’une rivière ou d’un fleuve pour l’usage de leur armée, et l’embouchure du Scamandre ou du Simoïs leur offrait cet avantage. Le Simoïs, devait traverser le camp, et les Grecs avaient sans doute jeté un pont pour communiquer entre eux. Pourquoi donc l’auteur de l’Iliade, qui n’épargne point les détails de localité, n’a-t-il rien dit sur cette particularité si importante ? J’avoue que ce silence d’Homère m’étonne, et qu’il pourrait être une objection contre l’emplacement assigné au camp des Grecs, si les Grecs avaient pu s’établir ailleurs. Il en est de l’emplacement de ce camp comme de l’emplacement de Troie, sur lequel on ne peut se méprendre quand on a parcouru le pays.

Maintenant transportons-nous encore une fois aux derniers temps du siège d’Ilion, et cherchons à connaître quelle était la disposition du camp des Grecs. La mer formait une baie à l’embouchure du Scamandre ou du Simoïs. Les Grecs qui abordèrent dans cette baie, avaient tiré leurs vaisseaux sur la rive et, les avaient rangés sur deux lignes. On dressa d’abord des tentes, et on éleva des cabanes en avant des navires. Plus tard, le camp fut environné d’un mur flanqué de tour de bois et d’un fossé garni de palissades ; il s’étendait sur les deux rives du Simoïs, depuis le cap Sigée jusqu’au cap Rhétée. Ajax occupait l’extrémité septentrionale du camp, Achille l’extrémité méridionale. Homère ne nous dit point en quel lieu Agamemnon avait déployé ses tentes. Le poète pensait sans doute que le roi des rois ne devait point avoir de demeure particulière, et qu’il devait se trouver partout à la fois. On doit croire néanmoins que le roi d’Argos campait au centre de l’armée ; car, lorsqu’il donnait ses ordres, sa voix se faisait entendre aux deux extrémités du camp. Idoménée, avec ses Crétois, était à la droite d’Ajax ; puis venaient Nestor avec les Pyliens, Mnestée avec les guerriers d’Athènes, Ulysse avec sa troupe choisie. Cette partie du rivage avait plus d’habitans que la capitale même de Priam. Supposez, disait Agamemnon, que les Grecs et les Troyens soient réunis en un festin, et que les Grecs, rangés par dizaines, prennent seulement un Troyen pour leur verser du vin, nous aurions plusieurs dizaines qui manqueraient d’échansons.

Les guerriers d’Ilion s’avançaient rarement jusqu’au camp des Grecs. L’armée d’Agamemnon n’eut que deux fois à se défendre dans ses retranchcmens, et ces attaques ne durèrent que deux jours ; mais ce furent de véritables journées d’Épopée, dont le récit occupe huit chants de l’Iliade. Je ne m’arrêterai point sur tous ces grands combats ; j’aimerais mieux, si j’en avais le temps, vous dire quelles étaient les habitudes, les mœurs et la physionomie de cette armée ou plutôt de cette colonie qui demeura dix ans entre les deux promontoires.

Sur les deux rives du Simoïs, s’élevaient une multitude de tentes et de pavillons, construits en bois de sapin, et recouverts avec les roseaux du fleuve. Non loin des vaisseaux d’Ulysse était une grande place, toujours remplie par la foule ; c’est là que s’assemblaient les magistrats pour juger les différens ; près de l’Aréopage, on avait placé les autels des dieux ; là le pontife Calchas immolait les taureaux et les brebis. Il interrogeait les entrailles des victimes, les phénomènes du ciel, le vol des oiseaux pour connaître la volonté céleste et l’heure propice des combats. Cette place était aussi un marché ou bazar dans lequel on mettait en vente toutes sortes de provisions ; Homère nous dit qu’on y vendait du vin de Lemnos, et que les acheteurs donnaient en échange de l’argent, du fer, des peaux de bœufs et même des captifs.

Il est probable que les dépouilles des peuples vaincus se, trouvaient souvent au milieu des marchandises étalées dans ce bazar, et qu’on y vendait les femmes captives, que les Grecs dans leurs excursions regardaient toujours comme la partie la plus précieuse dé leur butin. Aussi le camp des Grecs était-il rempli de femmes esclaves ; toutes ces femmes veillaient aux soins du ménage, étendaient les tapis, préparaient les repas, lavaient les vétemens, présentaient la coupe de l’hospitalité ou du festin. Chaque chef avait une esclave favorite qu’il prenait quelquefois pour épouse. Achille avait promis à Briseis de l’emmener chez son père Pelée ; Ajax devait conduire la belle Tedmene à Salamine ; Agamemnon ne craignait pas de dire devant le grand prêtre Calchas qu’il préférait la jeune Criséis à la reine d’Argos. Il est à remarquer qu’aucun des héros grecs n’avait amené sa femme avec lui ; quoiqu’ils eussent pris les armes pour venger l’hymen outragé, tout ces guerriers, jusqu’au vénérable Nestor, avaient une ou deux captives, objet de leur préférence. Ils passèrent ainsi dix ans avec leurs nouvelles compagnes, ce qui ne fut pas ignoré sans doute des épouses délaissées, et dut exciter de terribles jalousies ; vous savez quelles furent les suites de ces longues infidélités pour le prudent Ulysse et pour le superbe Agamemnon.

La population du camp des Grecs ne se composait pas seulement de guerriers ; mais un peuple nombreux avait suivi l’armée ; toute la Grèce était là avec son industrie et ses arts encore grossiers, avec ses passions et ses misères, avec ses vertus et ses vices. On regrette quelquefois qu’un aussi grand peintre qu’Homère ait négligé de nous montrer avec quelques détails tout ce qu’il devait y avoir de mouvement et de vie dans ce peuple campé ainsi en présence d’Ilion. La foule vulgaire des Grecs ne figure jamais dans les tableaux de l’Iliade ; le poète ne nous dit point assez quelle part prenait ce peuple à la gloire, aux travaux, et même aux fêtes de l’armée grecque. On ne voit jamais sur la scène que les chefs, soit qu’il représente la course des chars ou qu’il décrive la course à pied et le combat du ceste, Homère ne fait entrer dans ia lice que des guerriers tels qu’Agamemnon et Ménéias, Diomède, Ulysse, Ajax, fils d’0ïlée, Antiloque, fils de Nestor. Les regards du poète ne s’arrêtent que sur des rois et des princes, et sa muse aristocratique porte ses dédains jusques sur le champ de bataille ; il faut commander aux autres pour avoir droit à ses éloges et même à son attention ; au reste, cette espèce de mépris ou plutôt cette indiférence qu’il affecte pour la multitude exprime assez fidèlement l’esprit des temps héroïques, à qui le gouvernement populaire était inconnu, et qui ne comprenaient que l’aristocratie et la royauté.

En parcourant les environs de Kounkalé, nous ne pouvions oublier ni la petite cite d’Achilleum qui fut bâtie au lieu même où s’élevait la tente d’Achille, ni l’acritos tumbos ou tombeau commun placé en avant du camp des Grecs ; nous n’avons trouvé aucune trace de la cité qui portait le nom d’Achille ; le tombeau commun, situé près du village de Konn-Keui, est encore une élévation ou un grand monceau de terre couvert de gazon ; sur ce vaste tumulus sont dispersés plusieurs tronçons de colonnes qui sans doute ont été apportées là dans des temps modernes. Le tombeau commun comme tous les tombeaux de la Troade attestent le respect des anciens pour les morts ; c’est à ce respect pour les saintes dépouilles de l’homme que nous devons les seuls monumens qui soient restés dans ce pays, et qui attireront long-temps encore les regards des voyageurs.

En visitant l’Acropolis, je vous ai parlé des tombeaux d’Hector et de Priam ; je vous ai parlé aussi des tombeaux d’Ilus et d’Æsiétès ; il me reste à vous faire connaître les monumens, d’Achille et d’Ajax.

SUITE
DE LA LETTRE XXIII.

TOMBEAUX D’ACHILLE ET D’AJAX. LE CAP SIGÉE.

Nous avons plusieurs fois visité le tombeau d’Achille, situé sur le revers du promontoire Sigée ; il s’élève non loin du tombeau de Patrocle dans un terrain planté de vignes, à peu de distance de la mer. La tombe du fils de Pélée est couverte d’herbes et de chardons étoilés. Une excavation assez profonde rappelle aux voyageurs les fouilles qu’on a faites dans ce tumulus au siècle dernier. Sur le monument d’Achille, on voit une sépulture musulmane ornée de quelques marbres taillés. Cette sépulture, qui présente déjà l’aspect d’une ruine, deviendra peut-être dans la postérité le sujet de quelque méprise pour les savans. À quelques pas de là, sans sortir de la vigne, on nous a montré un cimetière juif ; sur deux tombes récentes, nous avons remarqué une couronne de laurier assez bien sculptée ; tandis que le tombeau du Héros de l’Iliade n’est recouvert que d’un humble gazon, on s’étonne de trouver cet emblème de la valeur sur le sépulcre de deux Israélites qui ont sans doute passé un vie obscure et pacifique dans la petite ville de Kounkalé.

Le tertre qu’on appelle tombeau d’Achille, a son histoire qui remonte aux temps les plus reculés. Les générations qui suivirent le siège de Troie, gardèrent religieusement la mémoire du fils de Pélée. Sa tombe devint bientôt l’objet de la vénération des peuples. On y bâtit un temple, on y éleva des autels : le souvenir d’un héros si redouté des Troyens dut mêler une espèce de terreur au respect qu’on avait pour sa mémoire ; personne n’eût osé passer la nuit devant son tombeau, car on croyait le voir sortir couvert de ses armes et brandissant sa lance. Ainsi le caractère impétueux d’Achille en faisait un dieu. Il faut croire que les anciens qui révéraient surtout les personnages de l’Iliade, s’arrêtèrent principalement aux caractères les plus passionnés pour en faire l’objet de leur idolâtrie. On adora la colère d’Achille comme on adora la violence d’Ajax : on peut dire qu’au temps du paganisme les passions humaines s’étaient emparées du ciel et que chaque fois qu’il se montrait une passion forte dans le cœur de l’homme, il y avait un dieu de plus dans l’Olympe ou sur la terre. Je ne vous parlerai point des Thessaliens, qui venaient chaque année par députation honorer la tombe d’un héros, enfant de la Thessalie, ni des, peuples de la Grèce, de l’Ionie et de la Thrace, qu’attirait aussi le culte du demi-dieu. Tous ceux qui avaient entendu quelques chants d’Homère mettaient une sorte de gloire à accomplir ce pèlerinage poétique. L’antiquité s’est plue à nous montrer le fils de Philippe, le héros de l’histoire ancienne, honorant par des cérémonies religieuses le héros de l’épopée. Après le grand Alexandre, j’hésite à vous nomme Caracalla, qui voulut aussi visiter le tombeau d’Achille, avec lequel il s’imaginait avoir quelque chose de commun : il eut la fantaisie de renouveler les funérailles du fils de Thétis, telles qu’elles sont décrites par Homère, et la mort de son favori vint donner à cette représentation bizarre une sorte de réalité. Après la fondation de l’empire d’Orient, l’histoire ne parle plus du tombeau d’Achille ; au milieu des ténèbres du moyen-âge, il perdit tout à fait sa gloire et son nom. Ce n’est que dans le dernier siècle que les savans d’Europe, l’ont en quelque sorte retrouvé. Vous savez qu’en 1783 M. de Choiseul le fit ouvrir. Quoiqu’il ne fût pas constaté que les objets découverts dans le monument fussent les dépouilles d’Achille, on ne révoqua point en doute l’authenticité de ce tombeau. Pourtant les fragmens d’antiquité trouvés dans le Tumulus avaient donné de grands scrupules à M. de Choiseul ; et, lorsqu’il publia ses dernières recherches sur la Troade, il ne vit plus dans le monument d’Achille que la sépulture du favori de Caracalla. J’avoue que je ne partage point les scrupules du noble voyageur, et je persiste dans l’opinion qu’il m’avait lui-même, donnée. La circonstance qui l’a fait changer d’avis, ne fait qu’ajouter à ma première conviction ; car s’il est vrai qu’on ait trouvé les restes de Festus, on ne peut douter que ces restes n’annoncent la présence du tombeau d’Achille. Caracalla qui voulait honorer la mémoire du héros grec et renouveler la cérémonie de ses funérailles, devait avoir choisi pour cela le lieu même où était son tombeau et sur lequel l’antiquité lui avait dressé des autels. Hérodien, que M. de Choiseul cite à l’appui de son opinion, ne parle point d’un nouveau tumulus qui aurait été élevé par Caracalla ; il dit seulement que cet empereur couvrit de fleurs et d’offrandes la tombe d’Achille, et qu’il fit brûler sur un bûcher les dépouilles de Festus. M. de Choiseul, obligé de chercher ailleurs le tombeau du fils de Thétis, ne me paraît pas heureux dans sa nouvelle découverte ; il place le monument d’Achille sur les bords du Simoïs, près d’un pont en ruines, et dans un lieu qui est aujourd’hui un cimetière turc. Il a cru reconnaître le tombeau qu’il cherchait à une petite élévation de terrain et à quelques débris de marbre. Ce tombeau, nous dit-il fut sans doute détruit et rasé avec le temple et la statue d’Achille par le fanatisme des premiers chrétiens. Cette opinion paraît peu vraisemblable, car on ne voit pas trop pourquoi les chrétiens auraient, je ne dis pas abattu un temple païen, mais rasé un tertre, un tumulus qui ne pouvait blesser en rien leur croyance. Que serait d’ailleurs devenu le monument de Patrocle, que toutes les traditions placent à côté de celui d’Achille ? Une dernière objection qui me paraît sans réplique, c’est que le tombeau d’Achille ainsi placé n’aurait pu être vu de la mer, ce qui ne s’accorderait point avec ce que dit Homère. Pour moi, je crois fermement que le tombeau du héros grec est celui que nous avons visité et qu’on montre à tous les voyageurs. Trente siècles se sont écoulés, le gazon a reverdi trois mille fois sur ce tertre révéré, sans que le monument ait rien perdu des formes que les Grecs lui avaient données, et, selon les prophétiques paroles de l’Odyssée, le tombeau d’Achille sera salué dans tous les âges par les navigateurs de l’Hellespont.

Je vais vous parler du tombeau d’Ajax. La gloire du fils de Talamon eut aussi ses vicissitudes comme celle d’Achille. On sait que plusieurs chefs de l’armée grecque refusèrent d’abord la sépulture aux dépouilles d’Ajax. Quelques auteurs rapportent qu’on ne brûla point le corps du héros parce que le grand prêtre Calchas avait interdit les honneurs du bûcher à ceux qui se donnaient la mort. Ces traditions furent plus ou moins accréditées chez les anciens ; mais je pense que, pour ce qui regarde la mort et la sépulture d’Ajax, il est convenable dé s’en rapporter à Quintus qui consacre à ce sujet un chant tout entier de son poème. Or, le poète de Smyrne nous dit qu’on dressa un bûcher, et que les dépouilles mortelles du fils de Télamon furent consumées par les flammes. On recueillit dans un vase d’or les cendres et les ossemens du héros, et ce vase d’or fut déposé dans un tombeau, autour duquel on éleva un amas prodigieux de terre, non loin du promontoire et du rivage de Rhétée. Ce tombeau ne fut d’abord qu’un simple monument sur lequel le nom d’Ajax attirait l’attention ; mais à mesure que ce nom glorieux retentit parmi les peuples, les arts vinrent ajouter leurs ornemens à la simple parure de gazon qui couvrait le tombeau du héros. On bâtit un temple de marbre sur le sommet du Tumulus ; et dans ce temple, on montrait la statue du divin Ajax. Mais les siècles vinrent jeter l’oubli sur ce monument, et pendant long-temps on passa près du tombeau sans y voir autre chose que de la terre et des pierres. En 1770, un commandant des Dardanelles fit démolir ce qui restait des murailles du temple pour construire un pont dans le voisinage.

Maintenant ce tumulus n’offre plus qu’un double caveau, dans lequel on peut pénétrer par une ouverture latérale. M. de Choiseul n’avait pu reconnaître le fond de ce caveau parce que des terres y étaient amoncelées. Depuis quelque temps, de nouveaux éboulemens ont encombré l’intérieur du sépulcre ; des pierres éparses sur le sommet du monticule sont les derniers restes du temple d’Ajax. Toutefois, nous pouvons dire que le monument du cap Rhétée est encore ce qu’il était au temps du siège de Troie, un prodigieux monceau de terre ; quoiqu’il ait perdu les précieuses dépouilles qu’on lui avait confiées, il n’en garde pas moins le nom d’Ajax, qui lui est donné non-seulement par les voyageurs, mais encore par les Grecs du pays, qui l’appellent Aïan-Tafos, et par les Turcs, qui le nomment Aïan-Tépé.

Après avoir visité les tombeaux d’Ajax et d’Achille, notre dernière promenade nous a conduits au village de Sigée. Ce village se nomme maintenant Yenicher, qui veut dire nouvelle ville, et non point la ville des janissaires, comme on le croit communément. Homère ne parle point du cap Sigée, qui n’avait point encore de nom au temps de la guerre de Troie ; la ville de Sigée, fondée par les Lesbiens, et bâtie avec les ruines de la vieille Ilion, devint dans la suite une colonie d’Athènes ; au milieu des révolutions qui changèrent si souvent ce pays, elle eut le sort d’Ilium recens et de plusieurs autres cités de la Troade. Au temps de l’empire grec, on n’en trouve plus de trace que dans les annales de l’Église, où elle est désignée comme le siège d’un évêché dépendant de Cysique.

La Nouvelle ville, ou le village d’Yenicher apparaît de loin avec les moulins à vent qui couvrent sa colline. La population de Sigée, toute composée de Grecs, ne s’élève pas au-delà de neuf cents habitans. L’origine de cette population grecque remonte évidemment à la colonie des Athéniens. Si nous pouvions faire un long séjour parmi les Grecs d’Yenicher, il est probable que nous trouverions dans leurs usages et leurs coutumes quelques traces vivantes de l’antiquité ; souvent les mœurs d’un simple village ont mieux conservé les souvenirs du passé que les grandes cités avec leurs monumens de marbre et d’airain : les habitans de Sigée sont presque tous livrés à l’agriculture ; la plupart possèdent des terres qu’ils cultivent ; la propreté, une certaine aisance paraissent régner dans leurs maisons ; comme tous les autres Grecs, ils aiment les chants et les fêtes ; ils sont surtout enclins à la superstition.

Yenicher a plusieurs églises, entre autres celles de Saint-Jacques, de Saint-Spiridion, de SaintGeorges. Ces églises, recouvertes de tuiles rouges, ressemblent dans leurs formes extérieures, à nos bergeries de Provence ou à nos chalets des Alpes. Leur étroite enceinte, comme la plupart des sanctuaires grecs, ne présentent qu’une grande profusion d’ornemens sans goût et de peu de valeur. Cependant le voyageur s’arrête à la porte d’une de ces églises, pour voir de beaux marbres antiques qui s’y trouvent rangés en forme d’avenue. Autrefois on venait visiter la fameuse pierre de Sigée, sur laquelle on lisait une inscription très ancienne. Cette pierre, enlevée par lord Elgin, est maintenant en Angleterre ; on en parle encore dans ce pays où elle est regrettée, non pour son antiquité, mais pour la vertu qu’elle avait de guérir des fièvres invétérées. D’autres débris ont été enlevés de même par les Anglais. Dans toutes nos courses en Orient, je n’ai pas encore entendu dire qu’une statue ou un marbre précieux ait pris la route de France ; nous avons fait sur l’Orient de fort beaux livres ; mais nous n’en avons rien emporté que des cartes, des dessins et des images. Les Anglais se sont attachés au solide, et mille chefs-d’œuvre, nés sous le beau ciel qui nous éclaire maintenant, brillent aujourd’hui comme ils peuvent sous le ciel brumeux de la Tamise.

Des hauteurs de Sigée, on a devant soi, sur le penchant du promontoire, les tombeaux d’Achille et de Patrocle ; vers le midi, à une lieue de distance on aperçoit d’autres tumulus qui portent les noms d’Antiloque et de Pénelée. Rien n’est plus admirable que le spectacle qui s’offrait à nos regards ; d’un coup-d’œil nous avons pu revoir tous les lieux désignés par Homère, tous les lieux que nous avions parcourus les jours précédens. Le Tasse, à qui on demandait une définition de l’épopée, montra, pour toute réponse, des plaines, des montagnes, des fleuves, des cités, et dit : Voilà mon poème ; en voyant d’un côté le mont Ida et les campagnes de Troie, de l’autre le large Hellespont, nous aurions pu dire aussi : Voilà l’Iliade.

Il ne nous reste donc plus rien à voir ; en parcourant la Troade, Homère à la main, je puis dire que j’ai goûté deux plaisirs à la fois ; l’aspect du pays m’a fait mieux sentir les beautés du poète, et le pays, vu à travers les couleurs de l’épopée, m’a offert un spectacle toujours nouveau. Les lectures que nous avons faites dans les plaines de Troie resteront toujours dans ma mémoire, et je me souviendrai du chantre d’Achille comme d’un hôte magnifique qui m’a reçu dans le pays d’Ilion et m’en a montré toutes les merveilles. Je n’ai point lu les ouvrages de nos savans qui ont contesté au prince des poètes jusqu’à son existence, et qui ont conclu de l’Iliade qu’Homère n’avait jamais existé, comme certains athées ont conclu de l’univers qu’il n’y a point de Dieu. Ces savans ont pensé que la colère d’Achille et la guerre de Troie avaient inspiré plusieurs poètes différens, et que de leurs chants réunis on avait composé un chef-d’œuvre immortel. L’unité qui existe dans le poème de l’Iliade, l’ordre qui en lie si bien toutes les parties, m’avaient d’abord porté à ne voir qu’un paradoxe difficile à soutenir dans une opinion qui n’a point d’ailleurs pour appui l’autorité des anciens. Mais depuis que j’ai relu le poème d’Homère en présence du mont Ida, aux bords du Simoïs et du Xante, sous le beau ciel de la Troade, une opinion si nouvelle et si hardie m’a paru encore bien plus étrange. Lorsqu’on voit la physionomie de ces contrées si fidèlement empreinte dans tous les chants de l’Iliade, on se persuade, qu’il a fallu voir les lieux pour réunir une si haute poésie et tant de vérité et d’exactitude. Or, si le chef-d’œuvre de l’épopée est, comme on le dit, l’ouvrage de plusieurs auteurs, on est obligé d’admettre que tous ces auteurs ont visité le théâtre des événemens, qu’ils ont tous vu les mêmes choses et de la même manière ; car dans toutes les parties du poème, ce sont toujours les mêmes couleurs locales, c’est le même ciel, la même nature, le même aspect du pays. Un si parfait accord entre plusieurs poètes différens serait presque un miracle. Je n’ai point assez de livres avec moi pour discuter à fond une semblable question ; mais lorsque je serai de retour en France, je veux m’en occuper sérieusement, si la jalouse politique nous permet encore de nous occuper de littérature Pour prix de tous les plaisirs que m’a donnés Homère, combien il me serait doux de contribuer à lui rendre son nom, et de faire entendre ma voix faveur du divin poète qu’on veut dépouiller de sa gloire.