Correspondance d’Orient, 1830-1831/005

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LETTRE V.

À M. M…

PROMENADE À ARGOS ET À MYCÈNES.

Naupli, 12 juin 1830.

Pendant que vous visitiez les restes Cyclopéens de la vieille Tyrinthe, je suis allé chercher d’autres ruines et d’autres souvenirs ; d’ailleurs, cette Grèce de Naupli dont vous avez soulevé si ingénieusement toutes les guenilles, m’enlève cruellement mes illusions d’étude, et j’ai besoin de me réfugier dans les temps anciens pour garder quelque chose de mon enthousiasme.

Avant hier, 10 juin, je suis sorti de Naupli à cinq heures du soir pour prendre le chemin d’Argos, avec quatre jeunes voyageurs venus de France avec nous. La distance de Naupli Argos est d’environ trois heures. Je n’ai rien vu dans notre marche qui soit digne d’être remarqué. Avant la révolution grecque, une forêt d’oliviers couvrait au loin la plaine, mais cette guerre dont nous avons déjà vu les ravages dans les campagnes de Modon et de Calamata, n’a pas épargné la belle plaine d’Argos.

La ville nous apparaissait au pied d’une montagne, à l’extrémité du golfe. La citadelle de Larissa, qui couronne le sommet de ce mont, brillait des derniers feux du soleil. À une heure de distance, mes yeux avides cherchaient des débris de palais, des tombeaux, quelques monumens qui pussent me parler du roi des rois, pasteur des peuples ; je n’apercevais sur la montagne qu’une forteresse, et au bas, je découvrais, dans un fond de verdure mêlé de vapeurs et d’obscurité, un vaste amas de cabanes et quelques maisons blanches. Nous approchions d’Argos, et le jour s’effaçait autour de nous ; les montagnes qui dominent la plaine de trois côtes, disparaissaient peu à peu au milieu des ombres ; le golfe qui s’étendait sans bruit à nôtre gauche, paraissait comme recouvert d’un long voile grisâtre. Les pâtres et les moissonneurs avaient repris le chemin de leurs demeures ; les ânes charges de gerbes et les troupeaux s’avancaient ensemble, et les pauvres Argiens qui regagnaient leurs, chaumières, s’arrêtaient devant nous pour nous donner le salut du soir, c’est ainsi que nous avons fait notre entrée dans Argos.

Il était nuit, et nous nous sommes trouvés tout à coup au milieu d’un spectacle auquel je ne me serais point attendu. Des cabanes de bois rangées en forme de rues, des feux semés sur le chemin comme pour tenir lieu de réverbères ; des cafés avec des billards où se pressaient des hommes de différentes nations, Grecs, Russes, Italiens, les uns jouant de la lyre, les autres chantant des chansons d’amour ou de liberté ; des tavernes étroites et puantes ; de grands vases remplis de lait, posés au coin de la rue, sur de gros brasiers ; des femmes et des enfans vêtus de haillons, allant et revenant devant nous ; des malades et des mendians couchés sur la terre à côté de leur besace et de leur pain noir ; des Albanais, sous leurs vétemens héroïques, assis dans la rue autour d’un flambeau, fumant silencieusement à la manière musulmane ; voilà Argos, voilà comment s’est montrée à nous la ville des Atrides, la cité grecque régénérée.

Quand on voyage pour la première dans la Grèce, on rêve des villes superbes, des temples aux formes élégantes, des dieux et des héros debout sur leur piédestal de marbre, les enchantemens la mythologie mêlés aux grandeurs de l’histoire ; mais qu’il faut peu de temps pour vous précipiter des hauteurs de, ces songes poétiques dans la triste et misérable réalité ! Si je voulais déplorer avec vous la vanité des choses humaines, l’état présent d’Argos pourrait me fournir un beau texte. Je vois une taverne à la place du temple de Diane, d’impurs décombres au lieu même où Castor et Pollux, où la chaste Lucine, étaient adorés sur un trône d’or. Les temples des dieux, les palais des rois, les trophées de cent victoires se sont évanouis sous le souffle des âges, et nul ne peut dire comment ils ont ainsi disparu.

Telles étaient les images qui passaient dans mon esprit, lorsqu’on est venu nous annoncer que nous avions un gîte pour la nuit ; nous avons été conduits dans une grande maison de bois, et nous nous sommes étendus pêle-mêle dans une chambre sur des divans ou des tapis. Je m’étais endormi songeant à la gloire d’Agamemnon, plein des souvenirs d’Homère et de Pausanias, et je me suis bientôt réveillé au milieu des insectes de la pauvreté et de la misère. Au premier rayon du jour, nous avons déserté nos grabats, et nous sommes allés chercher des vestiges de la cité d’Atrée et de Thyeste. Mais avant de mettre sous vos yeux ce qui reste d’Argos, il serait bon je crois de vous résumer rapidement l’histoire de cette antique capitale de l’Argolide.

Je ne vous parlerai point de la race d’Inachus, des enfans de Pélops et d’Atrée, d’Agamemnon, de Danaüs et des Héraclides ; l’histoire de ces anciens temps, à force de passer sur nos théâtres, est devenue un lieu-commun pour tout le monde, et ce ne serait pas chose facile que de rajeunir le souvenir des Atrides. Je ne vous dirai rien de la part que prit Argos à toutes les guerres de la Grèce ; liée au sort des Achéens, la cité des Argiens finit par succomber sous les coups des légions de Rome. Durant la domination des Romains Argos conserva toujours son importance militaire et son premier rang, mais rien de grand, rien de mémorable ne se passa dans son sein. Les annales du Bas-Empire et du moyen-âge nous montrent Argos passant des mains de petits princes grecs aux mains de nos derniers croisés, conquérans du Péloponnèse ; les noms d’Agamemnon et de Danaüs sont remplacés par ceux de Villardoin et de d’Enghien, et la cité des Héraclides tombe des grandeurs de l’Iliade dans la simplicité grossière de la chronique. Quand la Morée toute entière fut soumise aux lois du Coran, Argos, la ville de Junon devint une ville musulmane. Combien il fallait de siècles et d’événemens pour qu’un aga remplaçât le roi des rois ! Combien aussi a-t-il fallu de malheurs, dans ces dernières années, pour que la croix grecque ait pris à Argos la place du Croissant !

Tel est en peu de mots le résumé d’une histoire de trente-six siècles ; parcourons maintenant ce qui reste de l’antique ville d’Agamemnon.

Il y a ici quelque chose que le vent de la ruine n’a point touché et ne touchera jamais, c’est la position naturelle d’Argos ; dans les pays d’Orient et surtout dans la Grèce, la nature elle-même entre comme de moitié dans la construction des cités ; la forme du terrain, la situation des vallons et desmontagnes semblent appeler les hommes et quelquefois même leur présentent l’image ou le modèle d’une ville. Argos n’est plus, et pourtant ; on dirait que l’antique, cité vous apparaît encore sur cette terre qui s’avance vers la mer, au penchant de ces montagnes qui regrettent leurs monumens, et qui, par un mélange bizarre de formes et de couleurs, figurent à l’œil un amas d’édifices d’une architecture qui n’a pas de nom pour nous. Cette montagne de Larissa, dont le haut sommet semble n’avoir été fait que pour porter une citadelle, se montre encore aussi menaçante qu’aux temps des Héraclides, des Romains et des Francs. La vue d’Argos produit ainsi, à quelque distance, de merveilleuses illusions, et rien ne pourra enlever aux voyageurs à venir ces admirables effets de la nature.

Recherchons maintenant les monumens qui sont l’ouvrage des hommes et qui passent avec eux. On remarquait autrefois sur le chemin de la citadelle les tombeaux des fils d’Egyptus, et un temple d’Apollon, le premier qui fut bâti en l’honneur de ce dieu ; un ermitage grec que nous avons vu occupe probablement la place de ce temple. Deux caloyers, vêtus d’une robe noire ayant les jambes et les pieds nus, nous ont introduits dans leur chapelle qui est mesquine et à demi ruinée. L’un d’eux nous a montré du doigt un fragment, de marbre, représentant un cavalier, incruste dans le mur de la chapelle. N’attendez pas que je vous donne ici la description dé la forteresse d’Argos ; je ne saurais vous dire exactement quelles formes et quelles proportions elle eut jadis, maintenant qu’elle n’est plus qu’un vaste amas de décombres. On reconnaît, à travers ses ruines, quelque chose des nations qui ont successivement dominé dans l’Argolide, c’est un mélange de constructions cyclopéennes, grecques, romaines gothiques, et à l’aspect de ces ruines de tous les âges, on croit voir apparaître autour de soi tous ces différens peuples qui ont marqué leur passage par des pierres aujourd’hui dispersées. On ne trouve plus autour de la citadelle, les temples de Minerve et de Jupiter Larisseus dont Pausanias a parlé ; aucun débris n’indique la place où furent ces monumens, et l’imagination elle-même ne peut en découvrir aucune trace. Tandis que nous cherchions les temples de Jupiter et de Minerve, nos regards sont tombés sur un souvenir de nos vieux Francs ; nous avons aperçu dans un angle de mur, deux écussons en bas-relief marqués d’une croix ; ces armes de la chevalerie des croisades ont été pour nous comme des images de la patrie, et vous qui avez vécu long-temps avec les chroniqueurs de la vieille France, vous n’auriez pas regardé sans émotion ces glorieuses reliques des temps passés.

Du sommet de Larissa, l’œil embrasse la plupart des régions de l’Argolide une partie du pays de l’Arcadie, et la vue s’étend jusqu’aux montagnes de la Laconie. Nous avions devant nous, au midi, la plaine d’Argos, et Tyrinthe que vous veniez de visiter, Naupli et son golfe azuré, où passent et repassent sans cesse des voiles blanches semblables à des oiseaux de mer voltigeant sur la surface des eaux ; à l’orient, les hauteurs de Mycènes ; au nord, le mont Lyconé jadis couvert de cyprès et célèbre par un temple de Diane ; au sud-ouest, les campagnes de Lerne et le lac Alcyonien qui maintenant n’est plus qu’un étang marécageux.

Nous sommes descendus de la citadelle par des sentiers rapides, du côté de l’ouest, et notre attention s’est portée d’abord sur le théâtre d’Argos, grande ruine qui subsistera aussi long-temps que le mont de Larissa. Nous avons compté jusqu’à soixante-huit larges gradins taillés dans les rochers de la montagne. C’est au pied de ce théâtre que se sont réunis, l’année dernière (1829), les représentans de la Grèce pour délibérer sur les affaires du nouveau royaume. J’aurais bien voulu assister à cette assemblée nationale qui se tenait au lieu même où les Argiens d’autrefois applaudissaient les chefs-d’œuvre de Sophocle et d’Euripide, cette Grèce nouvelle, assise, en présence des gloires des temps antiques, eût pu nous offrir des rapprochemens curieux, et peut-être aurions nous pu en tirer quelques leçons pour le temps présent. Mais je ne puis rien vous dire de particulier, sur ce congrès du Péloponèse, aucun journaliste n’a été la pour recueillir les discours nombreux qui ont été prononcés dans cette chambre des députes grecs, et l’écho de la montagne eût pu seule me redire leurs paroles.

En face du théâtre, on voit les restes d’une église bâtie en briques, que les Argiens appellent le palais d’Agamemnon. Le docteur Clarke donne à cet édifice une antiquité qu’il ne paraît, point avoir ; il est possible que cette construction occupe la place de quelque ancien monument, mais elle n’a jamais été qu’une église grecque. Le même voyageur croit avoir trouvée au-dessus du théâtre, le hiéron ou temple de Vénus, à l’endroit où se voit aujourd’hui une petite chapelle. Je laisse à des voyageurs plus savans que moi le soin d’examiner si c’est bien là que s’élevait le temple de Vénus ; je me bornerai à vous rappeler qu’il y avait autrefois dans ce sanctuaire une statue de Télésilla, cette fille d’Argos qui, au jour du péril, quitta lalyre pour s’armer du glaive, et sauva sa patrie menacée par les Lacédémoniens. Parmi les monumens qu’on rencontre sur la montagne, il en est un surtout qui peut exciter la curiosité ; c’est un sanctuaire d’oracle taillé dans le roc, qui révèle par ses sinuosités et ses voies souterraines, tout ce qu’il y avait d’adresse et d’artifice dans la manière dont les prêtres du paganisme faisaient parler le destin. Pour, achever ce que j’ai à vous dire des antiquités d’Argos, j’ajouterai qu’on a trouvé dans des tombeaux, près de l’Inachus, un grand nombre d’objets en terre cuite, tels que des lampes, des patères, des coupes, des vases lacrymatoires. Tous ces vases grecs, ainsi déposés dans les sépulcres, étaient sans doute des présens qu’on avait coutume d’offrir aux morts.

En rentrant dans Argos, nous nous sommes arrêtés devant une église qu’on achève de construire en ce moment et qui sera le plus bel édifice de la cité nouvelle. On lit sur une des murailles extérieures une inscription en grec moderne portant que l’église est dédiée à saint Jean et qu’elle a été bâtie sous les auspices du comte Capo-Distrias, président de la Grèce. À côté de l’édifice, nous avons vu un Grec qui fouillait dans des fosses ; il en retirait des têtes et des ossemens, ruines d’hommes qui vont faire place à d’autres ruines d’hommes : on veut convertir ce lieu en cimetière. Nous rentrions par le côté où Pausanias place la porte de Lucine, et nous ne voyions autour de nous que des cabanes de pierres, des Argiens qui mendiaient sur le chemin, et de toutes parts le spectacle de la misère.

Argos, compte tout au plus deux mille habitans, accourus de différens pays de la Grèce, Argos, qui fut la capitale d’un royaume avec quatorze grandes cités, est aujourd’hui le simple chef-lieu d’un canton formé de dix ou douze petits villages. Cette malheureuse ville, qui a tant, souffert dans ces derniers temps commence maintenant à se relever ; quelques belles maisons ont été Construites, et chaque jour de nouvelles habitations s’élèvent. Mais, hélas, tel est l’état de la Grèce, que tout, sur cette terre, inspire de tristes pensées ou de sinistres pressentimens ; on s’afflige à la vue de la misère, on tremble pour la prospérité renaissante. Des passions mauvaises s’agitent encore dans ce pays où éclatèrent autrefois toutes les fureurs de l’ambition et de la discorde. Puisse la Grèce nouvelle ne point voir se renouveler les crimes des premiers, âges ! Puisse la liberté ne point avoir aussi ses Atrides !

P…

SUITE
DE LA LETTRE V.

À M. M…

RUINES DE MYCÈNES.

Naupli, le 12 juin 1830.

N’ayant plus rien à voir à Argos, nous nous sommes dirigés vers Mycènes, montés sur de maigres chevaux qui ne ressemblent guères aux coursiers argiens, si renommés dans l’ancienne Grèce. Il était une heure après midi, et le soleil était brûlant. À un quart d’heure de là, nous avons traverse l’Inachus, dont le lit desséché rappelle la vengeance de Neptune on pourrait croire que ce n’est pas seulement sur l’Inachus que tomba la colère du dieu des mers, car la plupart des fleuves de la Grèce ne roulent pas plus d’eau que le fleuve d’Argos. Le chemin que nous suivions n’a pas un seul arbre, pas un peu d’ombre ; Pausanias avait vu sur la même route les monumens de Thyeste et de Persée : il ne reste aucun vestige de ces monumens. À droite et à gauche, devant nous, se sont offerts quelques villages bâtis au penchantdes collines. Après trois heures de marche, nous sommes arrivés au petit village de Carvathi, situé dans le voisinage des ruines que nous cherchions. Nous avions pour guides trois Argiens qui ne connaissaient point le nom de Mycènes ; ce nom si doux et si poétique, a été remplacé chez eux par le mot de Carvathi. Nos conducteurs grecs ne disaient point : Nouas allons à Mycènes, mais ils disaient : Nous allons à Carvathi et c’est nous, étrangers occidentaux, barbares des Gaules qui allions montrer à des enfans d’Argos les ruines de Mycènes.

Nous voici arrivés en présence des ruines les plus antiques, les plus imposantes qui soient restées sur le sol de la Grèce. Chose étonnante ! ces gigantesques débris de la ville de Persée sont aujourd’hui ce qu’ils étaient au temps de Pausanias, et la description qu’en a faite le voyageur grec me dispensera d’essayer une description nouvelle ; tant de siecles n’ont rien changé à la situation de Mycènes, et vous croiriez que c’est hier que Pausanias a visité ces débris.

Vous connaissez le tombeau d’Agamemnon d’après les fidèles dessins que plusieurs savans en ont donnés ; l’intérieur de ce grand caveau conique était recouvert de lames de cuivre, qui toutes ont été enlevées ; le linteau, qui traverse le haut de la porte d’entrée, est d’une épaisseur et d’une dimension extraordinaires, et nous pourrions, avec quelques voyageurs, regarder cette pierre de taille comme la plus grande peut-être qui soit au monde. La science et la cupidité ont fouillé, plus d’une fois, cette héroïque sépulture, et lui ont fait subir de déplorables dégradations. Le sépulcre du roi des rois sert maintenant de retraite aux mendians vagabonds et aux troupeaux. Mais Eschile, dans sa tragédie des Chæphores, a parlé de cet asile funéraire, et la poésie gémit encore autour du monument. Les enfans d’Agamemnon font entendre des accens plaintifs ; ils déplorent le crime d’une mère qui leur a tout enlevé. Ce jeune Argien qui s’avance, triste et le front incliné, c’est Oreste ; il vient apporter ses offrandes. « Mon père, s’écrie-t-il, je t’appelle au pied de ce tombeau, entends-moi ; vois ces cheveux que je coupe pour la seconde fois, et dont Inachus reçut les prémices, pour prix des soins qu’il me donna dans mon enfance, ô mon père ! c’est à toi que je les consacre. » Puis, arrive la jeune Électre, qui répand ses dons et ses prières sur ce tombeau que j’ai devant moi, et sous le charme de mes illusions, je parcours le monument, comme pour y chercher les traces de la noble orpheline et les cheveux d’Oreste.

Avançons, vers Mycènes et arrêtons-nous d’abord à cette porte qu’on appelle la porte aux Lions. Tous les voyageurs, ont admiré ce bloc triangulaire représentant deux lions ou deux tigres en regard et appuyant leurs pieds de devant sur quelque chose de semblable à un autel votif ; ces deux lions ou ces deux tigres ne seraient-ils pas des symboles mythologiques de l’antique Mycènes ? N’ont-ils pu être, dans des temps reculés, l’objet de quelque culte religieux ? On ne saurait rien imaginer de plus grave et de plus vénérable que cette ruine.

Les débris de murs qui avoisinent cette porte sont des débris cyclopéens semblables à ceux que vous avez vus à Tyrinthe, il a fallu des mains de géans pour remuer ces quartiers de roc. Les vestiges du Propylée et de l’Acropolis, les chambres souterraines où étaient renfermés les trésors des rois, tous ces faibles restes de Mycènes se trouvent décrits dans différentes relations, et particulièrement dans les intéréssans Mémoires de M. Fauvel. Je n’ai rien à ajouter à tout ce qui a été dit par tant d’illustres savans. À défaut de monumens sur lesquels nous puissions arrêter nos regards ; il est une œuvre qui va repeupler pour nous ces tristes collines, veuves de leurs temples et de leurs palais. : c’est l’Électre de Sophocle, ouvragé immortel qui représente à notre imagination la ville de Mycènes, telle que le poète l’avait vue lui-même peu d’années avant sa destruction. La première scène d’Électre est comme une exposition des lieux « Vous voyez, à droite, y est-il dit, l’antique ville d’Argos, le bois de la fille d’Inachus et le lycée consacré à Apollon ; à gauche, vous voyez le célèbre temple de Junon : la ville où vous arrivez, c’est Mycènes, et ce palais, témoin de tant d’affreuses aventures, est le palais des descendans de Pélops » — Si cette lettre n’était pas déjà trop longue, j’aurais voulu vous citer quelques-unes de ces scènes admirables où la douleur d’Électre est peinte avec les* traits les plus pathétiques.

Que vous dirai-je de l’histoire de Mycènes ? Le destin de cette ville fut long-temps mêlé à celui d’Argos, et la cité de Persée n’apparaît qu’à de rares intervalles dans les anciennes annales. Après avoir été long-temps sœurs de gloire et de malheur, les deux villes brisèrent les liens qui les unissaient. Mycènes avait envoyé quatre-vingts de ses citoyens aux Thermopyles pour y triompher ou y mourir avec les enfans de Lacédémone. Argos, jalouse de l’éclat qui devait en rejaillir sur sa rivale, la renversa de fond en comble ; et depuis ce temps, Mycènes ne fut jamais rebâtie. Il est douloureux de penser que les beaux dévouemens et les actions héroïques soient quelquefois, pour les peuples comme pour les individus, une cause de ruine et de misère.

En revenant de Mycènes à Carvathi, nous avons passé par la fontaine Eleutherie au pied du mont Eubée ; nous nous sommes reposés sous les mûriers qui ombragent la fontaine. Une vieille femme de Carvathi nous a puisé de l’eau dans un seau de cuir.

Je terminerai cette lettre par un trait qui mérite d’être remarqué. Pendant que nous parcourions la montagne où fut Mycènes, un des Argiens, qui nous accompagnaient, a demandé à notre interprète si c’était de l’or que nous cherchions. La plupart des Grecs croient que nous courons après les vieilles ruines parce qu’elles cachent des trésors que nous seuls savons trouver. Ce n’est que l’amour des richesses, selon eux qui pousse les Européens vers les antiquités de la Grèce et de l’Asie ; ils ne conçoivent pas que des hommes quittent leur pays, pour aller chercher, à travers mille périls, les traces des peuples qui n’existent plus que dans l’histoire. On_pardonnerait volontiers à des Turcs des idées aussi grossières, mais que les enfans de la Grèce dont on nous parte tant, soient tombés à ce degré d’ignorance, voila ce qu’on a de la peine à croire, et ce qui détruit surtout l’enthousiasme des voyageurs.