Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, 21 mai 1643

Correspondance avec Élisabeth
Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (p. 663-668).

CCCII.

Descartes à Élisabeth.

[Egmond du Hoef, 21 mai 1643]

Texte de Clerselier, tome I, lettre 29, p. 80-92-.


« À Madame Elisabeth, Princesse Palatine, etc. », sans date. Mais la Bibliothèque de l’Université de Leyde possède deux Copies MSS. de cette lettre, l’une et l’autre datées. La première, il est vrai, donne une date fausse, « ij May 1644 », dont on ne peut accepter ni le millésime, ni le quantième, qui, régulièrement, doit être lu 2. La seconde copie donne « le 21 mai 1643 », date qui répond bien, et pour l’année, et pour le quantième du mois, aux deux lettres d’Élisabeth, entre lesquelles celle-ci s’intercale, lettre CCCI, du 6/16 mai, et lettre CCCVIII du 10 20 juin (p. 660 ci-avant, et p. 683 ci-après). Quant au texte des deux Copies MSS. (l’une se trouve avec la collection des lettres à Wilhelm, l’autre dans un gros cahier de lettres copiées, « Codex Perizonianus, in-4, no  5 », p. 81), il est moins sûr que celui de Clerselier et semble postérieur, comme on le verra par les variantes. — D’autres copies ont d’ailleurs circulé même en France, avant l’édition de Clerselier de 1657 ; c’est ainsi que Pierre Borel put donner, de l’une d’elles, une traduction latine, avec la date du 7 mai 1643, p. 45-50 (2e edit.) de son Compendium Vitæ Cartesii, en 1653.

Madame,

La faueur dont voftre Alteſſe m’a honoré, en me faiſant receuoir ſes commandemens par eſcrit, eſt plus grande que ie n’euſſe iamais oſé eſperer ; & elle ſoulage mieux mes defauts que celle que i’auois ſouhaitée auec paſſion, qui eſtoit[1] de les receuoir de bouche, ſi[2] i’euſſe pû eſtre admis à l’honneur de vous faire la reuerence, & de vous offrir mes tres-humbles ſeruices, lors que i’eſtois dernierement à la Haye. Car l’aurois[3] eu trop de merueilles à admirer en meſme temps ; et voyant fortir des diſcours plus qu’humains d’vn corps ſi ſemblable à ceux que les peintres donnent[4] aux anges, i’euſſe eſté rauy de meſme façon que me ſemblent le deuoir eſtre ceux qui, venans de la terre, entrent nouuellement dans le ciel. Ce qui m’euſt rendu moins capable de reſpondre à voſtre Alteſſe, qui ſans doute a deſia remarqué en moy ce defaut, lors que l’ay eu cy-deuant l’honneur de luy parler ; & voſtre clemence l’a voulu ſoulager, en me laiſſant les traces de vos penſées ſur vn papier, où, les reliſant pluſieurs fois, & m’acoutumant à les conſiderer, i’en ſuis veritablement moins esbloüy, mais ie n’en ay que d’autant plus d’admiration, remarquant qu’elles ne paroiſſent pas ſeulement ingenieuſes[5] à l’abord, mais d’autant plus iudicieuſes & ſolides que plus on les examine.

Et ie puis dire, auec verité, que la queſtion que voſtre Alteſſe propoſe, me ſemble eſtre celle[6] qu’on me peut demander auec le plus de raiſon, en ſuite des eſcrits que i’ay publiez. Car, y ayant deux choſes en l’ame humaine, deſquelles depend toute la connoiſſance que nous pouuons auoir de ſa nature, l’vne deſquelles eſt[7] qu’elle penſe, l’autre, qu’eſtant vnie au cors, elle peut agir & patir auec luy ; ie n’ay quaſi rien dit de cette derniere, & me ſuis ſeulement eſtudié à faire bien entendre la premiere, à cauſe que mon principal deſſein eſtoit de prouuer la diſtinction qui eſt entre l’ame & le corps ; à quoy celle-cy ſeulement a pû ſeruir, & l’autre y auroit eſté nuiſible. Mais, pour ce[8] que voſtre Alteſſe voit ſi clair, qu’on ne luy peut diſſimuler aucune choſe, ie taſcheray icy d’expliquer la façon dont ie conçoy l’vnion de l’ame auec le corps, & comment elle a la force de le mouuoir.

Premierement, ie conſidere qu’il y a en nous certaines notions primitiues, qui font comme des originaux, ſur le patron deſquels nous formons toutes nos autres connoiſſances. Et il n’y a que fort peu de telles notions ; car, apres les plus generales, de l’eſtre, du nombre, de la durée &c., qui[9] conuiennent à tout ce que nous pouuons conceuoir, nous n’auons, pour le corps en particulier[10], que la notion de l’extenſion, de laquelle ſuiuent celles de la figure & du mouuement ; & pour l’ame ſeule, nous n’auons que celle de la penſée, en laquelle ſont compriſes les perceptions de l’entendement & les inclinations de la volonté ; enfin, pour l’ame & le corps enſemble, nous n’auons que celle de leur vnion, de laquelle depend celle de la force qu’a l’ame de mouuoir le corps, & le corps d’agir ſur l’ame, en cauſant ſes ſentimens & ſes paſſions.

Ie conſidere auſſi que toute la ſcience des hommes ne conſiſte qu’à bien diſtinguer ces notions, & à[11] n’attribuer chacune d’elles qu’aux choſes auſquelles elles appartiennent[12]. Car, lors que nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’vne notion qui ne luy appartient pas, nous ne pouuons manquer de nous meſprendre ; comme auſſi lors que nous voulons expliquer vne de ces notions par vne autre ; car, eſtant primitiues, chacune d’elles ne peut eſtre entenduë que par elle meſme. Et d’autant que l’vſage des ſens nous a rendu les notions de l’extenſion, des figures & des mouuemens, beaucoup plus familieres que les autres, la principale cauſe de nos erreurs eſt[13] en ce que nous voulons ordinairement nous ſeruir[14] de ces notions, pour expliquer les choſes à qui elles n’appartiennent pas, comme lors qu’on ſe veut ſeruir de l’imagination pour conceuoir la nature de l’ame, ou bien lors qu’on veut conceuoir la façon dont l’ame meut le corps, par celle dont vn cors eſt mû par vn autre cors.

C’eſt pourquoy, puis que, dans les Meditations que voſtre Alteſſe a daigné lire, i’ay taſché de faire conceuoir les notions qui appartiennent à l’ame ſeule, les diſtinguant de celles qui appartiennent au corps ſeul[15], la premiere chose que ie dois expliquer en ſuite, eſt la façon de conceuoir celles qui appartiennent à l’vnion de l’ame auec le corps, ſans celles qui appartiennent au corps ſeul, ou à l’ame ſeule. A quoy il me ſemble que peut ſeruir ce que i’ay eſcrit à la fin de ma Reſponſe aux ſix(ieſmes) obiections[16] ; car nous ne pouuons chercher ces notions ſimples ailleurs qu’en noſtre ame, qui les a toutes en foy par ſa nature, mais qui ne les diſtingue pas touſiours aſſez les vnes des autres, ou bien ne les attribuë pas aux obiets auſquels on les doit attribuer.

Ainſi ie croy que nous auons cy-deuant confondu la notion de la force dont l’ame agit dans le corps, auec celle dont vn corps agit dans vn autre ; & que nous auons attribué l’vne & l’autre, non pas à l’ame, car nous ne la connoiſſions[17] pas encore, mais aux diuerſes qualitez des corps, comme à la peſanteur, à la chaleur, & aux autres, que nous auons imaginé eſtre reelles, c’eſt à dire auoir vne exiſtance diſtincte de celle du corps, & par conſequent eſtre des ſubſtances, bien que nous les ayons nommées des qualitez. Et nous nous ſommes ſeruis, pour les conceuoir, tantoſt des notions qui ſont en nous pour connoiſtre le corps, & tantoſt de celles qui y ſont pour connoiſtre l’ame, ſelon que ce que nous leur auons attribué, a eſté[18] materiel ou immateriel. Par exemple, en ſuppofant que la peſanteur eſt vne qualité reelle, dont nous n’auons point d’autre connoiſſance, ſinon qu’elle a la force de mouuoir le corps, dans lequel elle eſt, vers le centre de la terre, nous n’auons pas de peine à conceuoir comment elle meut ce corps, ny comment elle luy eſt iointe ; & nous ne pensons point que cela ſe[19] faſſe par vn attouchement[20] reel d’vne ſuperficie contre vne autre, car nous experimentons, en nous meſmes, que nous auons vne notion particuliere pour conceuoir cela ; & ie croy que nous vſons mal de cette notion, en l’appliquant à la peſanteur, qui n’eſt rien de[21] reellement diſtingué du cors, comme l’eſpere monſtrer en la Phyſique, mais qu’elle nous a eſté donnée pour conceuoir la façon dont l’ame meut le cors.

Ie teſmoignerois ne pas aſſez connoiftre l’incomparable eſprit de voſtre Alteſſe, ſi i’employois dauantage de paroles à m’expliquer, & ie ſerois trop preſomptueux, ſi i’oſois penſer que ma reſponſe la[22] doiue entierement ſatisfaire ; mais ie taſcheray d’euiter l’vn & l’autre, en[23] n’adiouſtant rien icy de plus, ſinon que, ſi ie ſuis capable d’eſcrire ou de dire quelque choſe qui luy puiſſe agreer, ie tiendray touſiours à tres grande faueur de prendre la plume, ou d’aller à la Haye, pour ce ſuiet, & qu’il n’y a rien au monde qui me ſoit ſi cher que de pouuoir obeïr à ſes commandemens. Mais ie ne puis icy trouuer place à l’obſeruation du ſerment d’Hippocrate[24] qu’elle m’enioint[25] a, puis qu’elle ne m’a rien communiqué, qui ne merite d’eſtre vû & admiré de tous les hommes. Seulement puis-ie dire, ſur ce ſuiet, qu’eſtimant infiniment la voſtre[26] que l’ay receuë, i’en vſeray comme les auares font de leurs treſors, leſquels ils cachent d’autant plus qu’ils les eſtiment, & en enuiant la veuë au reſte du monde, ils mettent leur ſouuerain contentement à les regarder. Ainſi ie ſeray bien aiſe de iouïr ſeul du bien de la voir ; & ma plus grande ambition eſt de me pouuoir dire, & d’eſtre veritablement, &c[27].

  1. qui eſtoit omis
  2. ſi… & de et.
  3. aurois] auois
  4. donnent] attribuent.
  5. tres ingenieuſes. — mais auſſi.
  6. celle] telle.
  7. deſquelles eſt omis.
  8. pour ce] parce.
  9. qui… conceuoir omis. Clerselier place cette incise avant &c.
  10. en particulier omis.
  11. à omis après &.
  12. elle appartient.
  13. eſt omis.
  14. nous nous voulons ordinairement ſeruir.
  15. ſeule] ſeulement.
  16. aux 6es obiections I. p. 490 de l’édition d’Amſterdam. Clerselier, après obiections, ajoute au contraire (page 384 de l’édition Françoiſe).
  17. cognoiſſons.
  18. eſté] eſtre.
  19. ſe] ne
  20. avant attouchement, Clerselier ajoute attachement ou, ce qui doit être une autre leçon restée dans le texte.
  21. de omis.
  22. la] luy.
  23. en] &.
  24. Hippocrate MS., Harpocrate Clers.
  25. Voir plus haut, p. 662, éclaircissement.
  26. voſtre] lettre.
  27. &c.] < Madame, de V. A. > le tres humble & tres obeiſſant ſeruiteur descartes. D’Egmont op de Hoef, le ij May 1644 (1re copie).