Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 31 Janvier 1648

Correspondance avec Élisabeth
Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (Tome V : Correspondance, mai 1647 à février 1650 (477 à 586)p. 111-114).

DIII.

Descartes à Élisabeth.

[Egmond, 31 janvier 1648.]

Texte de Clerselier, tome I, lettre 25, p. 78-80.


« À Madame Èlisabeth, Princesse Palatine, etc. » , sans date. Mais c’est la réponse à deux lettres, du 23 décembre (lettre perdue) et du 5 décembre 1647 (lettre CDXCIX ci-avant, p. 96). Elle est donc de janvier 1648, peut-être du 31 janvier, Baillet donnant en marge, p. 338, t. II de sa Vie de Descartes, en regard d’une citation textuelle de cette lettre à Élisabeth, l’indication suivante : « Lettr. à Picot MS. du 31 de Janvier » ; on peut supposer que deux lettres, où se trouvait exactement la même phrase, ont été écrites le même jour.


Madame,

I’ay receu les lettres de voſtre Alteſſe du 23 Décembre preſque auſſi-toſt que les précédentes, & i’auoüe que ie ſuis en peine touchant ce que ie dois répondre à ces précédentes, à cause que voſtre Alteſſe y témoigne vouloir que i’écriue le Traité de l’Erudition, dont i’ay eu autrefois l’honneur de luy parler[1]. Et il n’y a rien que ie ſouhaite auec plus de zèle, que d’obéir à vos commandemens ; mais ie diray icy les raisons qui ſont cause que i’auois laiſſé le dessein de ce Traité, & si elles ne satisfont à vostre Altesse, ie ne manqueray pas de le reprendre.

La première eſt que ie n’y sçaurois mettre toutes les veritez qui y deuroient eſtre, sans animer trop contre moy les gens de l’Eſcole, & que ie ne me trouue point en telle condition que ie puiſſe entièrement mépriſer leur haine[2]. La ſeconde eſt que i’ay déjà touché quelque choſe de ce que i’auois enuie d’y mettre, dans vne Préface qui eſt au-deuant de la traduction Françoiſe de mes Principes, laquelle ie pense que voſtre Alteſſe a maintenant receuë. La troiſiéme eſt que i’ay maintenant vn autre écrit entre les mains, que i’eſpere pouuoir eſtre plus agréable à voſtre Alteſſe : c’est la deſcription des fonctions de l’animal & de l’homme. Car ce que i’en auois brouillé, il y a douze ou treize ans, qui a eſté vû par voſtre Alteſſe, eſtant venu entre les mains de pluſieurs qui l’ont mal tranſcrit[3], i’ay crû estre obligé de le mettre plus au net, c’eſt à dire, de le refaire. Et meſme ie me suis auanturé (mais depuis huit ou dix iours ſeulement) d’y vouloir expliquer la façon dont se forme l’animal dés le commencement de ſon origine. Ie dis l’animal en general ; car, pour l’homme en particulier, ie ne l’oſerois entreprendre, faute d’auoir assez d’expérience pour cet effet[4].

Au reſte, ie conſidere ce qui me reſte de cet hyuer, comme le temps le plus tranquille que i’auray peut-eſtre</poem> de ma vie ; ce qui eſt cauſe que i’ayme mieux l’employer à cette étude, qu’à vne autre qui ne requert pas tant d’attention. La raiſon qui me fait craindre d’auoir cy-apres moins de loiſir, est que ie ſuis obligé de retourner en France l’eſté prochain, & d’y paſſer l’hyuer qui vient ; mes affaires domeſtiques & pluſieurs raiſons m’y contraignent. On m’y a fait auſſi l’honneur de m’y offrir pension de la part du Roy, ſans que ie l’aye demandée ; ce qui ne ſera point capable de m’attacher, mais il peut arriuer en vn an beaucoup de choſes. Il ne sçauroit toutesfois rien arriuer qui puiſſe m’empeſcher de préférer le bon-heur de viure au lieu où ſeroit voſtre Alteſſe, à l’occaſion s’en preſentoit, à celuy d’eſtre en ma propre patrie, ou en quelque autre lieu que ce puiſſe eſtre.

Ie n’atens encore de long-temps réponſe à la lettre touchant le Souuerain Bien, pour ce quelle a demeuré prés d’vn mois à Amſterdam, par la faute de celuy à qui ie l’auois enuoyée pour l’adreſſer[5] ; mais, ſi-toſt que i’en auray quelques nouuelles, ie ne manqueray pas de le faire ſçauoir à voſtre Alteſſe. Elle ne contenoit aucune choſe de nouueau qui meritaſt de vous eſtre enuoyée. I’ay receu, depuis, quelques lettres de ce pays-la[6], par leſquelles on me mande que les miennes</poem> ſont attenduës, & ſelon[7] qu’on m’écrit de cette Princeſſe, elle doit eſtre extrêmement portée à la vertu, & capable de bien iuger des choſes. On me mande qu’on luy preſentera la verſion de mes Principes, & on[8] m’aſſure qu’elle en lira la première partie auec ſatiſfaction, & qu’elle seroit bien capable du reste, si les affaires ne luy en ostoient le loisir.

I’enuoye auec cette lettre vn liuret de peu d’importance[9], & ie ne l’enferme pas en meſme paquet, à cauſe qu’il ne vaut pas le port ; ce ſont les inſultes de Monsieur Reg(ius) qui m’ont contraint de l’écrire, & il a eſté plutoſt imprimé que ie ne l’ay ſceu ; meſme on y a ioint des vers & vne Préface que ie deſaprouue, quoy que les vers ſoient de Monsieur Hey(danus), mais qui n’a oſé y mettre son nom, comme auſſi ne le deuoit-il pas. Ie ſuis, &c.


  1. Voir ci-avant p. 97, l. 14.
  2. Allusion à ses affaires de Lcyde avec Revius, et d'Utrecht avec Regius et toujours Voetius. Voir la lettre précédente et ci-après lettre DVIII.
  3. Voir ci-avant t. IV, p. 566, l. 17, à p. 567, l. 17.
  4. Ce passage, l. 19-26, est cité par Baillet, qui met en marge : « Lettre à Picot MS. du 31 de Janvier. » (Vie de Mons. Des-Cartes, II, 338.)
  5. Lettre CDXCV, p. 81 ci-avant. Cette lettre, datée d’Egmond le 20 nov. 1647, ne fut envoyée à Stockholm par Brasset que le 20 décembre suivant (voir ci-avant p. 109, éclaircissement).
  6. Allusion sans doute à la lettre de Chanut du 9 nov. 1647, que Brasset transmit à Descartes le 4 décembre (voir ci-avant p. 92, l. 15), et peut-être à une autre lettre du 4 ou du 11 janvier 1648, transmise par Brasset le 7 février, auquel cas il faudrait reculer cette lettre de Descartes à Élisabeth jusqu’à la mi-février environ (voir ci-après lettre DVII). Mais il ne saurait être question, quoi qu’en dise un annotateur de l’exemplaire
  7. Ajouter ce ?
  8. Et qu’on. (Clers.)
  9. « Par ce liuret, il entend assurément les remarques qu’il venoit de faire sur le placart de Monsieur le Roy, qui font la 99e de ce Volume. » (Inst.) Voir la lettre précédente, p. 110, éclaircissement.