Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 10 mai 1647

- Élisabeth à Descartes - Berlin, 11 avril 1647 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Crossen, mai 1647


Madame,

Encore que je pourrai trouver des occasions qui me convieront à demeurer en France, lorsque j'y serai, il n'y en aura toutefois aucune qui ait la force de m'empêcher que je ne revienne avant l'hiver, pourvu que la vie et la santé me demeurent, puisque la lettre que j'ai eu l'honneur de recevoir de Votre Altesse me fait espérer que vous retournerez à La Haye vers la fin de l'été. Mais je puis dire que c'est la principale raison qui me fait préférer la demeure de ce pays à celle des autres ; car, pour le repos que j'y étais ci-devant venu chercher, je prévois que dorénavant je ne l'y pourrai avoir si entier que je désirerais, à cause que, n'ayant pas encore tiré toute la satisfaction que je devais avoir des injures que j'ai reçues à Utrecht, je vois qu'elles en attirent d'autres, et qu'il y a une troupe de théologiens, gens d'école, qui semblent avoir fait une ligue ensemble pour tâcher à m'opprimer par calomnies ; en sorte que, pendant qu'ils machinent tout ce qu'ils peuvent pour tâcher de me nuire, si je ne veillais aussi pour me défendre, il leur serait aisé de me faire quelques affronts.

La preuve de ceci est que, depuis trois ou quatre mois, un certain Régent du Collège des Théologiens de Leyde, nommé Revius, a fait disputer quatre diverses thèses contre moi, pour pervertir le sens de mes Méditations, et faire croire que j'y ai mis des choses fort absurdes, et contraires à la gloire de Dieu : comme, qu'il faut douter qu'il y ait un Dieu; et même, que je veux qu'on nie absolument pour quelque temps qu'il y en ait un, et choses semblables. Mais, pour ce que cet homme n'est pas habile, et que même la plupart de ses écoliers se moquaient de ses médisances, les amis que j'ai à Leyde ne daignaient pas seulement m'avertir de ce qu'il faisait, jusques à ce que d'autres thèses ont aussi été faites par Triglandius, leur premier professeur de théologie, où il a mis ces mots nempe eum esse blasphemum, qui deum pro deceptore habet, ut male Cartestus (c'est un blasphémateur, celui qui tient Dieu pour trompeur, comme Descartes a eu tort de le faire). Sur quoi mes amis ont jugé, même ceux qui sont aussi théologiens, que l'intention de ces gens-là, en m'accusant d'un si grand crime comme est le blasphème, n'était pas moindre que de tâcher à faire condamner mes opinions comme très pernicieuses, premièrement, par quelque Synode où ils seraient les plus forts, et ensuite, de tâcher aussi à me faire faire des affronts par les magistrats, qui croient en eux; et que, pour obvier à cela, il était besoin que je m'opposasse à leurs desseins : ce qui est cause que, depuis huit jours, j'ai écrit une longue lettre aux Curateurs de l'Académie de Leyde, pour demander justice contre les calomnies de ces deux théologiens. je ne sais point encore la réponse que j'en aurai; mais, selon que je connais l'humeur des personnes de ce pays, et combien ils révèrent, non pas la probité et la vertu, mais la barbe, la voix et le sourcil des théologiens, en sorte que ceux qui sont les plus effrontés, et qui savent crier le plus haut, ont ici le plus de pouvoir (comme ordinairement en tous les Etats populaires), encore qu'ils aient le moins de raison, je n'en attends que quelques emplâtres, qui, n'ôtant point la cause du mal, ne serviront qu'à le rendre plus long et plus importun; au lieu que, de mon côté, je pense être obligé de faire mon mieux, pour tirer une entière satisfaction de ces injures, et aussi, par même occasion, de celles d'Utrecht; et en cas que je ne puisse obtenir justice (comme je prévois qu'il sera très malaisé que je l'obtienne), de me retirer tout à fait de ces Provinces. Mais, pour ce que toutes choses se font ici fort lentement, je m'assure qu'il se passera plus d'un an, avant que cela arrive.

Je ne prendrais pas la liberté d'entretenir Votre Altesse de ces petites choses, si la faveur qu'elle me fait de vouloir lire les livres de M. Hoguelande et de Regius, à cause de ce qu'ils ont mis qui me regarde, ne me faisait croire que vous n'aurez pas désagréable de savoir de moi-même ce qui me touche; outre que l'obéissance et le respect que je vous dois, m'oblige à vous rendre compte de mes actions.

Je loue Dieu de ce que ce docteur, à qui Votre Altesse a prêté le livre de mes Principes, a été longtemps sans vous retourner voir, puisque c'est une marque qu'il n'y a point du tout de malades à la cour de Madame l'Electrice, et il semble qu'on a un degré de santé plus parfait, quand elle est générale au lieu où l'on demeure, que lorsqu'on est environné de malades. Ce médecin aura eu d'autant plus de loisir de lire le livre qu'il a plu à Votre Altesse de lui prêter, et vous en aura pu mieux dire depuis son jugement.

Pendant que j'écris ceci, je reçois des lettres de La Haye et de Leyde, qui m'apprennent que l'assemblée des Curateurs a été différée, en sorte qu'on ne leur a point encore donné mes lettres; et je vois qu'on fait d'une brouillerie une grande affaire. On dit que les théologiens en veulent être juges, c'est-à-dire me mettre ici en une inquisition plus sévère que ne fut jamais celle d'Espagne, et me rendre l'adversaire de leur religion. Sur quoi on voudrait que j'employasse le crédit de Monsieur l'Ambassadeur de France, et l'autorité de Monsieur le Prince d'Orange, non pas pour obtenir justice, mais pour intercéder et empêcher que mes ennemis ne passent outre. je crois pourtant que je ne suivrai point cet avis; je demanderai seulement justice; et si je ne la puis obtenir, il me semble que le meilleur sera que je me prépare tout doucement à la retraite. Mais, quoi que je pense ou que je fasse, et en quelque lieu du monde que j'aille, il n'y aura jamais rien qui me soit plus cher que d'obéir à vos commandements, et de témoigner avec combien de zèle je suis, etc.