Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, juillet 1646

Correspondance avec Élisabeth
Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (p. 447-452).

CDXLI .

Élisabeth à Descartes.

[La Haye, juillet 1646.]

Copie MS., Rosendaal, près Arnhem, Collection Pallandt, no  26, p. 149-151.


Publiée par Foucher de Careil, Descartes et la Princesse Élisabeth (Paris, Germer-Bailliere, 1879), p. 107-109. Sans date ; mais Élisabeth parle de deux prochains départs, celui de Descartes pour la France, le 13 de ce mois », et le sien propre pour l’Allemagne. Comme elle arriva à Berlin le 17 septembre (lettre CDXLIX ci-après), elle dut partir, au plus tard, sur la fin d’août, et la présente lettre pourrait être du commencement d’août. Mais Descartes n’aurait pas remis un voyage en France (que d’ailleurs il ne fit pas) jusqu’au mois d’août, et nous savons qu’en 1644 il était parti en juin (ci-avant p. 108 et p. 127) ; en 1647, il partira au mois de juin, et en 1648, au mois de mai. Enfin, Élisabeth fait allusion à un malheur (p. 449, 1. 4-5) qui détermina son brusque départ, ou plutôt son exil, et la date de ce malheur (voir éclaircissement) est du 20 juin 1646. La présente lettre a donc été écrite au commencement de juillet.


Monſieur Deſcartes,

Puiſque voſtre voyage eſt arreſté pour le 3me/13 de ce mois, il ſaut que ie vous repreſente la promeſſe que vous m’auez faite de quitter voſtre agreable ſolitude, pour me donner le bonheur de vous voir, auant que mon partement d’icy m’en faſſe perdre l’eſperance pour 6 ou 7 mois, qui eſt le terme le plus eſloigné que le congé de la Reine ma mere, de M. mon ſrere[1], & le ſentiment des amis de noſtre maison ont preſcrit a mon abſence*. Mais il me ſeroit encore trop long, ſi ie ne m’aſſeurois[2] que vous y continuerez la charité de me faire prfiter de vos Meditations par vos lettres, puiſque, ſans leur aſſiſtance, les froideurs du nord & le calibre des gens auec qui ie pourrois conuerſer, eſteindroit ce petit rayon de ſens commun que ie tiens de la nature, & dont ie reconnois l’vſage par voſtre methode. On me promet en Allemagne aſſez de loiſir & de tranquillité pour la pouuoir eſtudier, & ie n’y amene de plus grands treſors, dou ie pretens tirer plus de ſatisfaction, que vos eſcrits. I’eſpere que vous me permettrez d’emporter celuy des paſſions, encore qu’il n’a eſté capable de calmer ceux[3] que noſtre dernier malheur auoit excité. Il faloit que voſtre preſence y aportoit[4] la cure, que vos maximes ni mon raiſonnement n’auoient pu appliquer. Les preparations de mon voyage & les affaires de mon frere Philippe, ioint a vne complaiſance de bienſeance pour les plaiſirs de ma tante, m’ont empeſché iuſqu’icy de vous rendre les remercimens que ie vous deuois pour l’vtilité de cette viſite ; ie vous prie de les receuoir à cette heure de

Voſtre tres affectionnée amie a vous ſeruir,
élisabeth.

M. Deſcartes,

Ie ſuis obligée d’enuoyer celle cy par le meſſager, parce que ſa promtitude m’eſt plus neceſſaire, a cette heure, que ſa ſeureté.


Page 448, l. 9. Sur le « malheur » qui ſut cause de ce départ forcé de la princesse Élisabeth, nous avons deux documents :

1o Baillet, en 1691, Vie de Mons. Des-Cartes, II, 233-234, raconte le ſait, et cite en marge une « Lettr. MS. de M. de la Salle à M. Legrand ». Dans sa Préſace, p. xxv : « C’est de M. de la Salle, dit-il, Chambellan ordinaire du ſeu Roy de Suéde que l’on tient la plupart des choses qui regardent la personne de l’illustre Princesse disciple de nôtre Philosophe. Et en marge, au même endroit : « C’est luy qui, par ordre du feu Roy de Suéde, accompagna le Prince Adolphe frére de ce Roy et Oncle de celui qui regne aujourd’huy, dans ses voyages d’Allemagne et d’Italie, avec la qualité d’Envoyé extraordinaire, et qui a eu depuis de trés-grandes habitudes dans toute la Maison Palatine de la branche de Weldens. » M. de la Salle pouvait donc être bien renseigné, quoique son témoignage soit postérieur de plus de quarante ans au fait en question, sa lettre à l’abbé Legrand étant de 1684 à 1690 (voir notre Introduction, t. I, p. xlvii-xlviii).

« Elle (la Princesse Élisabeth) demeura en Hollande », dit Baillet, « jusqu’à la mort du sieur d’Espinay Gentil-homme François, qui avoit été obligé de se retirer de son païs pour éviter les effets de la jalousie d’un grand Prince qu’il servoit, au sujet d’une Demoiselle de Tours, qu’il prétendoit épouser. Ce Gentil-homme avoit beaucoup de ces qualitez de l’esprit et du corps, qui servent à gagner l’estime et l’affection des autres, et il ne fut pas long-tems en Hollande sans s’attirer de nouvelles jalousies qui le firent assassiner en plein jour à la Haye dans le marché aux herbes par le Prince Philippe cadet de toute la maison Palatine. Le bruit courut alors qu’une action si noire avoit été concertée sur les conseils de la Princesse Élizabeth. La Reine sa mére, qui prenoit beaucoup de part à cette affaire, en conceut tant d’horreur, que, sans se donner la patience d’en examiner le fonds, elle chassa sa fille avec son fils de chez elle, et ne voulut jamais les revoir de sa vie. Le Prince Philippes se retira à Bruxelles, et s’étant attaché au service d’Espagne, il fut tué à la bataille de Rétel, étant à la tête d’un régiment de cavalerie. La Princesse Élizabeth se retira à Grossen, auprès de l’Électrice doüairiére de Brandebourg sa parente, où elle demeura pendant un tems assez considérable, ne s’occupant guéres que de la Philosophie dont elle faisoit ses plus profondes méditations. Elle vivoit avec la fille de la doüairiére, qui étoit la sœur du jeune Électeur de Brandebourg Frédéric Guillaume, et qui fut mariée depuis au Lantgrave de Hesse-Cassel Guillaume. Durant ce séjour elle se fit un plaisir de former l’esprit et le cœur de cette jeune Princesse ; elle l’instruisit avec tant de succés, qu’elle en fit une personne d’un trés-grand mérite. Le mariage qui se fit ensuite entre l’Électeur de Brandebourg et la fille du Prince d’Orange Frédéric Henry, avec laquelle nôtre Princesse Philosophe avoit eu d’étroites liaisons pendant tout le tems de sa demeure à la Haye, luy donna de fréquentes occasions d’aller à Berlin chez les nouveaux mariez, et d’y faire d’assez longs séjours, mais toujours à la compagnie de la douairiére mére de l’Électeur. »

2o Tallemant des Réaux, dans ses Historiettes, chapitre intitulé M. d’Orléans (Gaston), t. II, p. 287-289, 3° édit. Monmerqué et Paulin Paris (Paris, Techener, 1854), avait déjà raconté le même fait. Or les Historiettes sont de 1657, au plus tard, et Tallemant avait pu apprendre la chose, soit à propos d’Anne de Gonzague, mariée en France depuis 1645 à un frère d’Élisabeth (voir ci-avant p. 337, éclaircissement), soit à propos de la sœur d’Élisabeth, la princesse Louise-Hollandine, réfugiée à Paris, après s’être sauvée de La Haye, le 17 décembre 1657, avec un officier français du nom de Laroque (elle abjura le 25 janvier 1658, voir ci-après lettre CDXLV prolégomène). Tallemant cite d’ailleurs Mme de Longueville : précisément cette année 1646, partie de Paris le 20 juin, elle arriva à Munster, le 26 juillet, après avoir passé par la Hollande ; et du 20 août au 12 septembre elle revint faire un tour en Hollande, où elle vit à la Haye la reine de Bohême. Tallemant raconte d’abord que l’Espinay, gentilhomme de Normandie (Jacques d’Espinay, sieur de Vaux et de Mezieres), favori de Gaston, duc d’Orléans, fut chassé par celui-ci, pour l’avoir supplanté auprès de sa maîtresse Louise Roger de la Marbelière, familièrement Louyson Roger. Cette disgrâce arriva en mai 1639 (voir, pour la date, Lettres de Jean Chapelain, 1880, t. I, p. 426-427).

« L’Espinay chassé », continue Tallemant, « s’en alla en Hollande, où il eut facilement accez chez la reyne de Boheme. Comme il y entra avec la reputation d’un homme à bonne fortune, il y fut tout autrement regardé qu’un autre ; et, dans l’ambition de n’en vouloir qu’à des princesses ou a des maistresses de princes, on dit qu’il cajolla d’abord la mere, et après la princesse Louyse, car les Louyses estoient fatales à ce garçon. On dit que cette fille devint grosse, et qu’elle alla pour accoucher à Leyde, où l’on n’en faisoit pas autrement la petite bouche. La princesse Élisabeth, son aisnée, qui est une vertueuse fille, une fille qui a mille belles connoissances et qui est bien mieux faite qu’elle, ne pouvoit souffrir que la Reyne sa mere vist de bon œil un homme qui avoit fait un si grand affront à leur maison. Elle excita ses freres contre luy ; mais l’Électeur (Charles-Louis, Électeur palatin, dépossédé, puis rétabli en 1648) se contenta de luy jetter son chapeau à terre, un jour qu’estant à la promenade à pié, il s’estoit couvert, par ordre de la Reyne, à cause qu’il pleuvoit un peu. Mais le plus jeune de tous, nommé Philippe, ressentit plus vivement cette injure, et un soir, proche du lieu où l’on se promene à la Haye, il attaque l’Espinay, qui estoit accompagné de deux hommes, et luy n’en avoit pas davantage. Ils se battirent quelque temps : il survint des gens qui les separerent. Tout le monde conseilla à l’Espinay de se retirer, mais il n’en voulut jamais rien faire. Enfin, un jour qu’il avoit disné chez M. de la Tuillerie (ajouté en marge : Gaspard Coignet, comte de Courson, sieur de la Thuillerie, mort en 1653), ambassadeur de France, il sortit avec des Loges. Si l’on eust creu que le prince Philippe eust osé le faire assassiner en plein iour, on n’eust pas manqué de le faire accompagner, et il s’en fallut peu que M. de la Vieuville, qui avoit aussy disné chez l’Ambassadeur, ne prist le mesme chemin. Il fut donc attaqué par huit ou dix Anglois, en presence du prince Philippe. Des Loges ne mit point l’espée à la main ; l’Espinay seul se defendit le mieux qu’il put ; mais il fut percé de tant de coups que les espécs se rencontroient dans son corps. Il voulut tascher à se sauver, mais il tomba ; toutefois il fit encore quelque resistance à genoux, et enfin il rendit l’esprit. »

« Pour ce qui est de la princesse Louyse, Mme de Longueville escrivoit de la Haye, où elle la vit, allant à Monster : « J’ay veû la princesse Louyse, et je ne croy pas que personne envie à l’Espinay la couronne de son martyre ». Pour la reyne de Boheme, on croit seulement qu’elle estoit bien aise que sa fille se divertist. L’Espinay estoit bien à la Cour du prince d’Orange, qui n’estoit pas fasché qu’il fut souvent avec son filz ; il avoit l’esprit adroit, et asseurement il y auroit fait quelque fortune. »

Enfin, sur la liberté d’aller et venir, et aussi de manières, de la princesse Élisabeth en Hollande, nous avons le témoignage de Sorbière, p. 102-104 des Sorberiana (Tolosæ, MDCXCI).

« Élisabeth de Boheme. De mon tems, qui étoit 1642, en Hollande, c’étoit un divertissement des Dames d’aler en bateau de la Haie à Delft ou à Leyde, habillées en bourgeoises, et mélées parmi le vulgaire, afin d’ouïr les discours que l’on tiendroit des Grands, sur le propos desquels elles jettoient la compagnie. Et il arrivoit souvent qu’elles oioient diverses choses qui les touchoient, et même leur galanterie aiant quelque chose d’extraordinaire, elles ne revenoient gueres sans trouver quelque cavalier qui leur ofroit son service, et qui au débarquer se voioit bien trompé de la petite espérance qu’il avoit conçuë que ce fussent des courtisanes ; parce que toujours un carosse les attendoit. Élizabet, l’ainée des Princesses de Boheme, étoit quelquefois de la partie. On racontoit merveilles de cette rare personne qu’à la connoissance des langues elle ajoutoit celle des sciences ; qu’elle ne s’amusoit point aux vétilles de l’école, mais vouloit connoître les choses clairement ; que pour cela elle avoit un esprit net et un jugement solide ; qu’elle avoit pris plaisir à ouïr Descartes ; qu’elle le lisoit fort avant dans la nuit ; qu’elle se faisoit faire des dissections et des expériences ; qu’il y avoit en son Palais un Ministre tenu pour Socinien. Son age sembloit de vingt ans ; sa beauté et sa prestance étoient vraiment d’une héroïne. Elle avoit trois sœurs et cinq frères : Frederic, Robert, Maurice, Edouard, Philippe ; Louise, Henriette, Sophie. »

Notons que Descartes, qui s’était rendu à la Haye après le meurtre de L’Espinay (p. 449, l. 5), y retourna au reçu de cette lettre (voir ci-après lettre CDXLV). Ce fut sa dernière entrevue avec Elisabeth, qu’il ne devait plus revoir.


  1. Charles-Louis, le cheſ de la Maison Palatine, depuis la mort de son père, Frédéric, roi de Bohême, le 18 nov. 1632, son Frère aîné s’étant noyé par accident, le 17 janvier 1629.
  2. aſſeurois] aperceuois (F. de C.).
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