Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, août 1645

- Descartes à Élisabeth - Egmond, 18 août 1645 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 1er septembre 1645


Monsieur Descartes,

Je crois que vous aurez déjà vu, dans ma dernière du 16, que la vôtre du 4 m'a été rendue. Et je n'ai pas besoin d'y ajouter qu'elle m'a donné plus de lumière, au sujet qu'elle traite, que tout ce que j'en ai pu lire ou méditer. Vous connaissez trop ce que vous faites, ce que le puis, et avez trop bien examiné ce qu'ont fait les autres, pour en pouvoir douter, quoique, par un excès de générosité, vous voulez vous rendre ignorant de l'extrême obligation que je vous ai, de m'avoir donné une occupation si utile et si agréable, comme celle de lire et considérer vos lettres. Sans la dernière, je n'aurais pas si bien entendu ce que Sénèque juge de la béatitude, comme je crois faire maintenant. J'ai attribué l'obscurité qui se trouve audit livre, comme en la plupart des anciens, à la façon de s'expliquer, toute différente de la nôtre, de ce que les mêmes choses, qui sont problématiques parmi nous, pouvaient passer pour hypothèses entre eux ; et le peu de connexion et d'ordre qu'il observe, au dessein de s'acquérir des admirateurs, en surprenant l'imagination, plutôt que des disciples, en informant le jugement ; que Sénèque se servait de bons mots, comme les autres de poésies et de fables, pour attirer la jeunesse à suivre son opinion. La façon dont il réfute celle d'Epicure, semble appuyer ce sentiment. Il confesse dudit philosophe : quarn nos virtuti legem dicimus, earn ille dicit voluptati (ce dont nous disons qu'il fait loi pour la vertu, lui dit qu'il le fait pour le plaisir (De la vie heureuse, XIII)). Et, un peu devant, il dit au nom de ses sectateurs : ego enim nego quemquam posse jucunde vivere, nisi simul et honeste vivat (je soutiens en effet qu'on ne saurait vivre agréablement sans vivre aussi, en même temps, honnêtement (id. IX)). D'où il paraît clairement, qu'ils donnaient le nom de volupté à la joie et satisfaction de l'esprit, que celui-ci appelle consequentia summum bonum (des conséquences du souverain bien (id. XV)). Et néanmoins, dans tout le reste du livre, il parle de cette volupté épicurienne plus en satire qu'en philosophe, comme si elle était purement sensuelle. Mais je lui en veux beaucoup de bien, depuis que cela est cause que vous avez pris le soin d'expliquer leurs opinions et réconcilier leurs différends, mieux qu'ils n'auraient su faire, et d'ôter par là une puissante objection contre la recherche de ce souverain bien que pas un de ces grands esprits n'ont pu définir, et contre l'autorité de la raison humaine, puisqu'elle n'a point éclairé ces excellents personnages en la connaissance de ce qui leur était le plus nécessaire et le plus à cur. J'espère que vous continuerez, de ce que Sénèque a dit, ou de ce qu'il devait dire, à m'enseigner les moyens de fortifier l'entendement, pour juger du meilleur en toutes les actions de la vie, qui me semble être la seule difficulté, puisqu'il est impossible de ne point suivre le bon chemin, quand il est connu. Ayez encore, je vous prie, la franchise de me dire si J'abuse de votre bonté, en demandant trop de votre loisir, pour la satisfaction de

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.