Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - Crossen, juillet 1648

- Descartes à Élisabeth - Paris, juin ou juillet 1648 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Crossen, 23 août 1648


Monsieur Descartes,

Vous ne sauriez être en lieu du monde où la peine que vous prendrez de me mander de vos nouvelles ne soit utile pour ma satisfaction. Car je me persuade qu'elles seront toujours à votre avantage, et que Dieu est trop juste pour vous envoyer de malheurs si grands que votre prudence n'en saurait tirer, comme des désordres inopinés en France, qui conservent votre liberté en vous obligeant de retourner en Hollande, puisque sans cela la Cour vous l'aurait ravie, quelque soin que vous eussiez pu prendre de vous y opposer; et pour moi, j'en reçois le plaisir de pouvoir espérer le bonheur de vous revoir en Hollande ou ailleurs.

Je crois que vous aurez reçu la lettre où on vous parle d'un autre voyage, qui se devait faire, si les amis l'approuvaient, le croyant pour leur service en cette conjoncture; et depuis, ils l'ont demandé, en fournissant les dépenses qu'il y fallait. Néanmoins, ceux qui sont où cela se doit commencer, ont empêché de jour en jour les apprêts qui y étaient nécessaires, émus à cela par des raisons si faibles qu'eux-mêmes ne les oseraient avouer. Cependant on donne à cette heure si peu de temps pour cela, que la personne de question ne pourra point être prête. Et d'un côté elle aura mauvais gré d'avoir manqué de parole; de l'autre, ses amis croiront qu'elle n'avait pas la volonté ou le courage de sacrifier sa santé et son repos pour l'intérêt d'une maison, pour laquelle elle voudrait encore abandonner la vie, s'il était requis. Cela la fâche un peu, mais ne la saurait surprendre, puisqu'elle est bien accoutumée de souffrir le blâme des fautes d'autrui (même en des occasions où elle ne s'en voulait purger), et de chercher sa satisfaction seulement au témoignage que sa conscience lui donne d'avoir fait son devoir. Toutefois cela détourne ses pensées quelque temps de matière plus agréable; et encore que vous ayez raison de dire que ceux qui sont en grande fortune diffèrent davantage des autres en ce que les déplaisirs qui leur arrivent leur sont plus sensibles, que non pas en ce qu'ils jouissent de plus de plaisirs, parce qu'il y en a peu qui donnent de vrais objets à leurs plaisirs (mais si c'était de faire du bien au public et particulièrement aux personnes de mérite, une condition qui en donnerait quantité de moyens, donnerait aussi plus de plaisirs que ne pourraient avoir ceux à qui la fortune refuse cet avantage), je n'en demanderais jamais de plus grand, que de vous pouvoir témoigner en effet l'estime que je fais de votre bonté pour

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.