Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - Crossen, 23 août 1648

- Élisabeth à Descartes - Crossen, juillet 1648 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, octobre 1648


Monsieur Descartes,

Je vous parlais, en ma dernière, d'une personne qui, sans avoir failli, était en danger de perdre la bonne opinion et peut-être la bienveillance de la plupart de ses amis. Maintenant elle s'en trouve délivrée d'une façon assez extraordinaire, puisque cette autre à qui elle avait mandé le temps qu'il lui fallait pour se rendre auprès d'elle, lui répond qu'elle l'aurait bien attendue, si sa fille n'eût changé de résolution, jugeant qu'on trouverait mauvais qu'elle soit approchée de si près par gens de différente religion. C'est un procédé qui, à mon avis, ne répond pas aux louanges que votre ami donne à celle qui s'en sert, au moins s'il est entièrement sien et ne vient pas, comme je le soupçonne, de l'esprit faible de sa mère, qui a été accompagnée, depuis que cette affaire est sur le tapis, d'une sur qui tient sa subsistance du parti contraire à la maison de la personne susmentionnée. Votre ami vous en pourrait éclaircir, si vous trouvez à propos de lui en mander quelque chose. Ou peut-être qu'il vous en écrira de son propre mouvement, puisqu'on dit qu'il gouverne entièrement l'esprit auquel il donne tant de louanges. Je ne saurais rien ajouter à ceci, si ce n'est que je n'estime pas cet accident susdit au nombre des malheurs de la personne à qui il arrive, puisqu'il la retire d'un voyage où le mal qui lui en reviendrait (comme la perte de santé et de repos, joint aux choses fâcheuses qu'il lui eût fallu souffrir d'une nation brutale), était très assuré, et le bien que d'autres en pourraient espérer, fort incertain. Et s'il y a de l'affront dans le procédé, je trouve qu'il retombera entièrement sur ceux qui l'ont fait, puisque c'est une marque de leur inconstance et légèreté d'esprit, et que tous ceux qui en ont connaissance savent aussi qu'elle n'a point contribué à aucune de ces boutades.

Quant à moi, je prétends demeurer encore ici jusqu'à ce que j'apprenne l'issue des affaires d'Allemagne et d'Angleterre, qui semblent être maintenant en une crise. Nous y avons eu une plaisante rencontre depuis trois jours, toutefois très incommode. En nous promenant sous un bois de chêne, Mme l'Electrice avec ceux de sa suite, il nous est venu en un instant comme une sorte de rougeole par tout le corps, hors au visage, sans fièvre ni autre mal qu'une démangeaison insupportable. Les superstitieux se croyaient ensorcelés; mais les paysans nous disaient qu'il y avait parfois une certaine rosée venimeuse sur les arbres, qui, descendant en poussière, infecte ainsi les passants. Et il est à remarquer que tous les différents remèdes que chacun s'est imaginé pour un mal si nouveau, comme les bains, la saignée, les ventouses, les sangsues et la purge n'y ont de rien servi. Je vous en fais le récit, parce que je présume que vous y trouverez de quoi confirmer quelques unes de vos doctrines.

Je suis parfaitement, M. Descartes,

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.