Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - Berlin, 29 novembre 1646

- Descartes à Élisabeth - Novembre 1646 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, décembre 1646


Monsieur Descartes,

Je ne suis pas tant accoutumée aux faveurs de la fortune, pour en attendre d'extraordinaire; il me suffit, lorsqu'elle ne m'envoie pas bien souvent des accidents, qui donneraient sujet de tristesse au plus grand philosophe du monde. Et puisqu'il ne m'en est point arrivé de semblables, depuis mon séjour ici, que les objets présents me sont tous agréables, et que l'air du pays ne s'accorde pas mal avec ma complexion, le me trouve en état de pouvoir pratiquer vos leçons au regard de la gaieté, encore que je n'en espère point les effets, dans la conduite de mes affaires que vous avez expérimentés aux jeux du hasard, parce que le bonheur que vous y avez rencontré, au temps que vous étiez d'ailleurs disposé à la joie, procédait, apparemment, de ce que vous teniez alors plus librement toutes les parties qui font que l'on gagne ordinairement.

Mais, si j'avais sujet de disposer de ma personne, je ne me reposerais pas si facilement en un état hasardeux, étant en un lieu où j'ai trouvé sujet de contentement, que dans celui d'où je viens. Et pour les intérêts de notre maison, il y a longtemps que le les abandonne à la destinée, voyant que la prudence même, si elle n'est secourue d'autres moyens qui nous restent, y perdrait sa peine. Il faudrait un génie plus fort que celui de Socrate, pour y travailler avec succès; car, puisqu'il ne lui a fait éviter l'emprisonnement ni la mort, il n'a pas sujet de s'en vanter beaucoup. J'ai aussi observé que les choses où je suivais mes propres mouvements, se sont mieux succédé que celles où je me laissais conduire par le conseil de plus sages que le ne suis. Mais je ne l'attribue pas tant à la félicité de mon génie, qu'à ce qu'ayant plus d'affection, pour ce qui me touche, que nul autre, j'ai aussi mieux examiné les voies, qui me pourraient nuire ou avantager, que ceux sur le jugement desquels je me reposais. Si vous voulez que j'en donne encore quelque part à la qualité occulte de mon imagination, je crois que vous le faites, pour m'accommoder à l'humeur des gens de ce pays-ci, et particulièrement des doctes, qui sont encore plus pédants et superstitieux, qu'aucun de ceux que j'ai connus en Hollande; et cela vient de ce que tout le peuple y est si pauvre, que personne n'y étudie ou raisonne, que pour vivre.

J'ai eu toutes les peines du monde à m'exempter des mains des médecins, pour ne pâlir de leur ignorance, sans avoir été malade, seulement que le changement d'air et de diète m'a donné, au lieu de la galle, quelques apostèmes aux doigts. D'où ces messieurs jugèrent, qu'il y avait encore de la mauvaise matière cachée, qui était trop grossière pour s'évacuer par là, à laquelle il fallait opposer des purges et la saignée; mais me sentant, autrement, si bien disposée, que j'engraisse à vue il, j'ai fait valoir l'opiniâtreté, où la raison m'était inutile, et n'ai rien pris jusqu'à cette heure. J'appréhende d'autant plus les médecines d'ici, parce que tout le monde s'y sert d'extraits par la chimie, dont les effets sont prompts et dangereux.

Ceux qui ont recherché les ingrédients de la fontaine de Hornhausen croient que la source salée ne contient que du sel ordinaire; et pour l'autre, ils ne s'y accordent point. Ils attribuent aussi (principalement les luthériens) leur effet plus au miracle qu'à la composition de l'eau. Pour moi, je prendrai le parti le plus sûr, selon votre avis, et ne m'en servirai point.

J'espère aussi n'être jamais en état de suivre les préceptes du docteur des princes, puisque la violence et le soupçon sont choses contraires à mon naturel. Quoique le ne blâme aux tyrans que le premier dessein d'usurper un pays, et la première entreprise; car après, la voie qui sert à les établir, quelque rude qu'elle soit, fait toujours moi . ris de mal au public qu'une souveraineté contestée par les armes.

Cette étude aussi ne m'occupe point assez pour me donner du chagrin, puisque j'emploie le peu de temps qui me reste des lettres que j'ai à écrire, et des complaisances qu'il me faut avoir pour mes proches, à relire vos uvres, où je profite plus en une heure, pour cultiver ma raison, que je ne ferais toute ma vie aux autres lectures. Mais il n'y a personne ici d'assez raisonnable pour les comprendre, quoique je sois engagée de promesse à ce vieux duc de Brunswick, qui est à Wolfenbuttel, de les lui faire avoir, pour orner sa bibliothèque. Je ne crois point qu'ils lui serviront pour orner sa cervelle catarrheuse déjà toute occupée du pédantisme. Je me laisse aller ici au plaisir de vous entretenir, sans songer que je ne puis, sans pécher contre le genre humain, travailler à vous faire perdre le temps (que vous employez pour son utilité) en la lecture des fadaises de Votre très affectionnée amie à vous servir, Élisabeth.