Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - Berlin, 10 octobre 1646

- Descartes à Élisabeth - Egmond, septembre 1646 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Novembre 1646


Monsieur Descartes,

Vous avez raison de croire que le divertissement que vos lettres m'apportent, est différent de celui que j'ai eu au voyage, puisqu'il me donne une satisfaction plus grande et plus durable; encore que j'aie trouvée en celui-ci toute celle qui me peuvent donner l'amitié et les caresses de mes proches, je les considère comme choses qui pourraient changer, au lieu que les vérités que celle-là m'apprend laissent des impressions en mon esprit, qui contribueront toujours au contentement de ma vie. J'ai mille regrets de n'avoir point amené le livre, que vous avez pris la peine d'examiner pour m'en dire votre sentiment, par terre, me laissant persuader que le bagage que J'enverrais par mer à Hambourg, serait ici plus tôt que nous; et il n'y est pas encore, quoi que nous y sommes arrivés le 7/17 septembre du passé. C'est pourquoi je ne me saurais représenter des maximes de cet auteur qu'autant qu'une très mauvaise mémoire me peut fournir d'un livre que je n'ai point regardé de six ans. Mais il me souvient que J'en approuvais alors quelques-unes, non pour être bonnes de soi, mais parce qu'elles causent moins de mal que celles dont se servent une quantité d'ambitieux imprudents, que je connais, qui ne tendent qu'à brouiller, et laisser le reste à la fortune; et celles de cet auteur tendent toutes à l'établissement.

Il me semble aussi que, pour enseigner le gouvernement d'un Etat, il se propose l'Etat le plus difficile à gouverner, où le prince est un nouvel usurpateur, au moins en l'opinion du peuple; et en ce cas, l'opinion qu'il aura lui même de la justice de sa cause pourrait servir au repos de sa conscience, mais non à celui de ses affaires, où les lois contrarient son autorité, où les grands la contreminent et où le peuple la maudit. Et lorsque l'Etat est ainsi disposé, les grandes violences font moins de mal que les petites, parce que celles-ci offensent aussi bien que celles-là, et donnent sujet à une longue guerre; celles-là en ôtent le courage et les moyens aux grands qui la pourront entreprendre. De même, lorsque les violences viennent promptement et tout à la fois, elles fâchent moins qu'elles n'étonnent, et sont aussi plus supportables au peuple qu'une longue suite de misères que les guerres civiles apportent.

Il me semble qu'il y ajoute encore, ou bien l'enseigne, par l'exemple du neveu du pape Alexandre, qu'il propose comme un politique parfait, que le prince doit employer à ces grandes cruautés quelque ministre qu'il puisse par après sacrifier à la haine du peuple; et quoiqu'il paraisse injuste au prince de faire périr un homme qui lui aurait obéi, je trouve que des personnes si barbares et dénaturées, qui se veulent employer à servir de bourreau à tout un peuple, pour quelque considération que ce soit, ne méritent point de meilleur traitement; et pour moi, je préférerais la condition du plus pauvre paysan d'Hollande, à celle du ministre qui voudrait obéir à pareils ordres, ou à celle du prince qui serait contraint de les donner.

Lorsque le même auteur parle des alliés, il les suppose, pareillement, aussi méchants qu'ils peuvent être, et les affaires en telle extrémité, qu'il faut perdre toute une république, ou rompre sa parole à ceux qui ne la gardent qu'aussi longtemps qu'elle leur est utile.

Mais, s'il a tort de faire des maximes générales de ce qui ne se doit pratiquer qu'en fort peu d'occasions, il pèche en cela également avec presque tous les saints pères et les anciens philosophes, qui en font de même; et je crois que cela vient du plaisir qu'ils prennent à dire des paradoxes, qu'ils peuvent après expliquer à leurs écoliers. Lorsque cet homme ici dit qu'on se ruine, si on veut toujours être homme de bien, je crois qu'il n'entend point que, pour être homme de bien, il faut suivre les lois de la superstition, mais cette loi commune, qu'il faut faire à chacun, comme on voudrait avoir fait à soi : ce que les princes ne sauraient presque jamais observer à un particulier de leurs sujets, qu'il faut perdre toutes les fois que l'utilité publique le requiert. Et puisque, devant vous, personne n'a dit que la vertu ne consiste qu'à suivre la droite raison, mais lui ont prescrit quelques lois ou règles plus particulières, il ne faut point s'étonner qu'ils ont manqué à la bien définir.

Je trouve que la règle, que vous observez en sa préface, est fausse, parce qu'il n'a point connu de personne clairvoyante en tout ce qu'elle se propose, comme vous êtes, par conséquent qui, de privée et retirée hors de l'embarras du monde, serait néanmoins capable d'enseigner aux princes comme ils doivent gouverner, comme il parait à ce que vous en écrivez.

Pour moi, qui n'en ai que le titre, je n'étudie qu'à me servir de la règle que vous mettez à la fin de votre lettre, en tâchant de me rendre les choses présentes les plus agréables que je puis. Ici je n'y rencontre point beaucoup de difficulté, étant en une maison où j'ai été chérie depuis mon enfance et où tout le monde conspire à me faire des caresses. Encore que ceux-là me détournent quelquefois d'occupations plus utiles, je supporte aisément cette incommodité, par le plaisir qu'il y a d'être aimé de ses proches. Voilà, Monsieur, la raison que le n'ai eu plutôt le loisir de vous rendre compte de l'heureux succès de notre voyage, comme il s'est passé sans incommodité aucune, avec la promptitude que je vous ai dit ci-dessus, et de la fontaine miraculeuse dont vous me parlâtes à La Haye.

Je n'en ai été qu'une petite lieue éloignée, à Cheuningen, où nous avons rencontré toute la famille de céans qui en venait. M. l'Electeur m'y voulait mener pour la voir; mais puisque le reste de notre compagnie opinait pour un autre divertissement, je n'osais point leur contredire, et me satisfaisais d'en voir et goûter l'eau, dont il y a diverses sources de différent goût; mais on ne se sert principalement que de deux, dont la première est claire, salée, et une forte purge; l'autre, un peu blanchâtre, goûte comme de l'eau mêlée avec du lait, et est, à ce qu'on dit, rafraîchissante. On parle de quantité de guérisons miraculeuses qu'elles font; mais je n'en ai pu apprendre de personne digne de foi. Ils disent bien que ce lieu est rempli de pauvres; qui publient avoir été nés sourds, aveugles, boiteux ou bossus, et trouvé leur guérison en cette fontaine. Mais puisque ce sont des gens mercenaires, et qu'ils rencontrent une nation assez crédule aux miracles, je ne crois pas que cela doive persuader les personnes raisonnables. De toute la cour de M. l'Electeur mon cousin, il n'y a eu que son grand écuyer, qui s'en est bien trouvé. Il a eu une blessure sous l'il droit, dont il a perdu la vue d'un côté, par le moyen d'une petite peau, qui lui est venu dessus cet il; et l'eau salée de cette fontaine, étant appliquée sur il, a dissipé ladite peau, tellement qu'il peut, à cette heure, discerner les personnes en fermant il gauche. Outre qu'étant homme de complexion forte et de mauvaise diète, une bonne purge ne lui pouvait nuire, comme elle a fait à plusieurs autres. J'ai examiné le chiffre que vous m'avez envoyé et le trouve fort bon, mais trop prolixe pour écrire tout un sens; et si' on n'écrit que peu de paroles, on les trouverait par la quantité des lettres. Il vaudrait mieux faire une clef des paroles par l'alphabet, et puis marquer quelque distinction entre les nombres qui signifient des lettres et celles qui signifient des paroles.

J'ai ici si peu de loisir à écrire, que je suis contrainte de vous envoyer ce brouillon, où vous pouvez remarquer, à la différence de la plume, toutes les fois que j'ai été interrompue. Mais j'aime mieux paraître devant vous avec toutes mes fautes, que de vous donner sujet de croire que j'ai un vice si éloigné de mon naturel, comme celui d'oublier mes amis en l'absence, principalement une personne que je ne saurais cesser d'affectionner, sans cesser d'être aussi raisonnable, comme vous, Monsieur, à qui je serai toute ma vie,

Votre très affectionnée amie à vous servir,

Élisabeth.