Correspondance 1831-3/02

AU DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX-MONDES.


Monsieur,

Permettez à un de vos lecteurs impartial de vous adresser quelques observations sur l’étrange polémique à laquelle vient de donner lieu le Rapport de M. Quinet, sur les Épopées françaises du douzième siècle. Peut-être n’est-il pas inutile qu’un témoin attentif du combat en résume l’histoire. L’assurance avec laquelle le vaincu nie sa défaite, donne à tout homme impartial la tentation de la lui démontrer en deux mots :

1o Le correspondant du journal le Temps avait nié que les poëmes du Cycle de Charlemagne eussent plus de trois à quinze mille vers. M. Quinet lui en cite un de vingt-neuf mille, un de soixante-dix-sept mille.

2o Le correspondant prétendait que Chrestien de Troyes était le seul auteur du Cycle du Saint-Graal. M. Quinet lui a indiqué les noms de sept autres poètes qui se sont tous occupés de versifier le même Cycle.

3o Le correspondant soutenait que nos poèmes avaient été faits d’après un texte en prose française. M. Quinet a prouvé par la préface de l’Archéologie de Galle, par le Cambrian Register, et par deux textes du Parceval et du Titurel d’Eschembach, que les premiers auteurs de ces poëmes ont travaillé d’après des versions latines.

Sur ces trois points, l’auteur de la lettre devait se tenir pour battu, remercier M. Quinet de la leçon qu’il lui a donnée, et avouer, comme tout galant homme en pareil cas, qu’il avait besoin de nouvelles études. Loin de là il se redresse sous les coups qu’il ne peut parer, donne des conseils à son savant adversaire, l’appelle un jeune homme dédaigneux de toute étude… Les bras en tombent, suivons-le dans cette nouvelle attaque. Autant de mots, autant d’erreurs.

4o Selon le correspondant du Temps, les généalogies bretonnes contenues dans les poëmes, n’ont jamais été écrites en langage celtique. L’employé de la Bibliothèque du Roi les trouvera écrites dans cette langue aux pages 58,390 de l’Archéologie de Galle. (London, 1801.)

5o Le correspondant, en voulant réfuter M. Quinet au sujet du Saint-Graal, cite comme un fragment du Saint-Graal les premiers vers du Parceval. (Voyez dans l’Histoire littéraire des Bénédictins, continuée par l’Institut, la réfutation de Fauchet, dont le critique partage la méprise.)

6o Le correspondant croit que le Parceval termine le Cycle du Saint-Graal. Il ne connaît point les grands poëmes du Titurel et du Lohengrin, qui continuent le Parceval.

7o M. Quinet avait dit que dans plusieurs de ces poëmes on pouvait retrouver la première forme et le mouvement de l’octave, et le correspondant avait cru que son adversaire appelait octave des vers de huit syllabes. M. Quinet lui cite le Lohengrin comme partagé en strophes, et lui donne occasion de faire une nouvelle bévue. Ce critique, qui ne connaît pas le Lohengrin, confond ce poëme avec celui de Garin le Loherain, et assure que le Lohengrin n’est pas divisé en strophes, parce que le Loherain ne l’est pas.

8o L’auteur du rapport, dit le critique, ne sait point lire les manuscrits, car les vers qu’il cite du Parceval diffèrent beaucoup de ceux que j’ai sous les yeux. On a peine à répondre, car la patience échappe. Quoi ! un employé de la Bibliothèque du Roi ignore, ou fait semblant d’ignorer, que les manuscrits présentent des variantes innombrables. On ne peut accuser M. Quinet que d’avoir préféré la plus élégante.

Que de détails il faudrait relever encore ! Le critique confond les éditions faites par Walter-Scott, Grimm et Goerres, avec les ouvrages originaux de ces écrivains. Il croit qu’un voyage en Grèce est sans utilité pour l’étude du moyen âge, comme si la Morée n’était pas couverte de ruines féodales, de chaussées vénitiennes, de monumens des croisades, etc. etc. mais il faut finir ce pénible examen. Le public sait assez de quel côté sont la science et la bonne foi.

Je suis, avec la plus haute considération, etc.


Michelet