Correspondance 1812-1876, 6/1876/CMLXI


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 393-397).


CMLXI

À MADAME BORGET, À PARIS


Nohant, 20 mars 1876.


Chère bonne madame,

Je viens causer avec vous bien intimement et à cœur ouvert. L’enfant s’agite dans son berceau, il faut savoir ce qu’il a.

Vous savez sans doute comment j’ai fait connaissance avec lui. Il était volontaire, en garnison, quand il m’a écrit pour la première fois. Il me lisait, disait-il, et pensait trouver dans mes livres une méthode de sagesse qui répondît à ses instincts. Je suis un pauvre philosophe à coup sûr. Mais j’ai des aspirations sincères et de toute la vie, vers le bien et le beau, j’ai été douée d’une forme quelconque pour exprimer ces aspirations, que plusieurs ont partagées et comprises, parce qu’ils les avaient déjà en eux-mêmes. C’est le cas de votre cher enfant. — À ces élans de confiance et de sympathie que m’exprimait sa lettre s’ajoutait une confidence. Il voulait aimer, se marier jeune, mais il ne voulait pas se profaner dans les hasards des besoins physiques ; il me demandait s’il avait raison, et naturellement je l’approuvais en lui disant que le but le plus élevé de l’homme était de relever autant que possible la dignité de l’espèce ; que se conserver pur et fort pour être capable d’avoir des enfants purs et forts, c’était travailler à relever la pauvre humanité, tellement rabaissée et corrompue par le vice des parents ou des ancêtres, qu’elle dégénère visiblement au moral comme au physique ; enfin je ne me rappelle pas trop mes paroles, mais je sais que je lui exprimais une conviction. Ses lettres suivantes me parlaient de luttes ou de tentations qu’il avait surmontées, et, à son dernier voyage ici, notre causerie étant revenue sur ce sujet délicat, que je ne voulais pas provoquer par des questions, il m’a dit qu’il avait triomphé de lui-même et qu’il persistait à apporter dans le mariage la ferveur et la sainteté du premier amour. Sous tous les autres rapports, j’ai trouvé en lui une belle âme, généreuse, droite et enthousiaste du bien, pleine d’amour pour vous, pour sa sœur, son frère et pour celui qu’il appelle son père sans effort et sans arrière-pensée.

Voilà pourquoi je l’ai pris en haute estime et en sérieuse affection heureuse d’avoir un enfant de plus dans ma nombreuse famille adoptive.

À présent, l’enfant s’ennuie et n’a pas le cœur au travail, cela est évident pour moi. Je lui ai indiqué un professeur qu’on me disait excellent, mais qui, je le crains, est trop imbu d’idées exaltées sur la société pour être parfaitement raisonnable. Henri s’en plaint, tout en l’aimant beaucoup. Il dit qu’il oublie ce qu’il a étudié seul ici, et qu’il n’apprend rien. Je crois bien qu’en effet, l’élève peut être las du professeur et rien ne serait plus simple que d’en changer ; mais je pense aussi que l’élève a peu de zèle et que ce genre d’étude lui est antipathique. Il me remontre les inconvénients du temps qu’il perd à ne pas s’instruire et il est certain que, pour un être aussi intelligent que lui, le fond du savoir n’est pas assez développé. Il connaît insuffisamment l’histoire, et les notions de science sont presque à l’état de zéro. Au fond de son dégoût, il y a la passion littéraire, je le vois bien ; mais c’est là ce que j’encouragerai le moins, tant qu’il ne sera pas instruit sous d’autres rapports, car ce serait travailler dans le vide et vouloir faire du miel avant d’avoir sucé les fleurs. Quant à insister sur le droit, j’attends vos ordres, à vous sa chère mère. Je n’ai pas de goût pour forcer les vocations ; jusqu’à présent, j’ai tourné autour des âmes jeunes que j’ai maternellement adoptées, et j’ai tâché de saisir la capacité après des essais et des tâtonnements. J’ai eu le bonheur de réussir quand j’ai eu affaire à de bons esprits ; j’ai réussi à faire, d’un gamin qui voulait entrer au théâtre, un savant distingué, aujourd’hui dans une belle position relative, et d’autant meilleur père de famille qu’il a tenu le serment qu’il s’était fait de rester chaste jusqu’au mariage. Mais c’était un orphelin qui s’en remettait à moi du soin de son avenir, et je ne suis pas hardie à conseiller un heureux fils de famille comme Henri. Il me faut votre direction. Donc, si vous tenez essentiellement à ce qu’il ait son diplôme, je trouverai certes de bonnes raisons pour l’engager à persister. Sinon, je vous demanderai de me l’envoyer pendant quelques jours pour que je le questionne à fond, surtout pour que je le dissuade d’écrire à présent. J’ignore s’il écrira jamais. Je le trouve bien un peu gâté à domicile sous ce rapport. Il a fait jouer par ses amis de petites pièces gentilles, mais qui n’étaient pas assez faites pour voir le feu de la rampe. Il n’est pas sans goût, sans grâce et sans forme : mais il n’y a encore rien d’assez saillant pour être produit en public, et, si je lui laisse l’espoir d’arriver dans cette partie, c’est afin qu’il s’instruise à fond de tout ce qu’il n’a pu encore qu’effleurer. C’est alors que tout lui deviendra possible et que ses facultés naturelles donneront leur mot définitif.

J’attends votre réponse pour lui répondre, chère madame. Croyez-moi bien à vous de cœur et toute dévouée.

G. SAND.