Correspondance 1812-1876, 6/1876/CMLIII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 373-380).


CMLIII

À GUSTAVE FLAUBERT, À PARIS


Nohant, 12 janvier 1876.


Je veux tous les jours t’écrire ; le temps manque absolument. Enfin, voici une éclaircie ; nous sommes ensevelis sous la neige ; c’est un temps que j’adore : cette blancheur est comme une purification générale, et les amusements de l’intérieur sont plus intimes et plus doux. Peut-on haïr l’hiver à la campagne ! La neige est un des plus beaux spectacles de l’année !

Il paraît que je ne suis pas claire dans mes sermons ; j’ai cela de commun avec les orthodoxes, mais je n’en suis pas ; ni dans la notion de l’égalité, ni dans celle de l’autorité, je n’ai pas de plan fixe. Tu as l’air de croire que je te veux convertir à une doctrine. Mais non, je n’y songe pas. Chacun part d’un point de vue dont je respecte le libre choix. En peu de mots, je peux résumer le mien : ne pas se placer derrière la vitre opaque par laquelle on ne voit rien que le reflet de son propre nez. Voir aussi loin que possible, le bien, le mal, auprès, autour, là-bas, partout ; s’apercevoir de la gravitation incessante de toutes choses tangibles et intangibles vers la nécessité du bien, du bon, du vrai, du beau.

Je ne dis pas que l’humanité soit en route pour les sommets. Je le crois malgré tout ; mais je ne discute pas là-dessus, c’est inutile, parce que chacun juge d’après sa vision personnelle et que l’aspect général est momentanément pauvre et laid. D’ailleurs, je n’ai pas besoin d’être certaine du salut de la planète et de ses habitants pour croire à la nécessité du bien et du beau ; si la planète sort de cette loi, elle périra ; si les habitants s’y refusent, ils seront détruits. D’autres astres, d’autres âmes leur passeront sur le corps, tant pis ! Mais, quant à moi, je veux graviter jusqu’à mon dernier souffle, non avec la certitude ni l’exigence de trouver ailleurs une bonne place, mais parce que ma seule jouissance est de me maintenir avec les miens dans le chemin qui monte.

En d’autres termes, je fuis le cloaque et je cherche le sec et le propre, certaine que c’est la loi de mon existence. C’est peu d’être homme ; nous sommes encore bien près du singe, dont on dit que nous procédons. Soit ; raison de plus pour nous éloigner de lui et pour être au moins à la hauteur du vrai relatif que notre race a été admise à comprendre ; vrai très pauvre, très borné, très humble ! Eh bien, possédons-le au moins autant que possible et ne souffrons pas qu’on nous l’ôte.

Nous sommes, je crois, bien d’accord ; mais je pratique cette simple religion et tu ne la pratiques pas, puisque tu te laisses abattre ; ton cœur n’en est pas pénétré, puisque tu maudis la vie et désires la mort comme un catholique qui aspire au dédommagement, ne fût-ce que le repos éternel. Tu n’es pas plus sûr qu’un autre de ce dédommagement-là. La vie est peut-être éternelle, et par conséquent le travail éternel. S’il en est ainsi, faisons bravement notre étape. S’il en est autrement, si le MOI périt tout entier, ayons l’honneur d’avoir fait notre corvée, c’est le devoir ; car nous n’avons de devoirs évidents qu’envers nous-mêmes et nos semblables. Ce que nous détruisons en nous, nous le détruisons en eux. Notre abaissement les rabaisse, nos chutes les entraînent ; nous leur devons de rester debout pour qu’ils ne tombent pas. Le désir de la mort prochaine, comme celui d’une longue vie, est donc une faiblesse, et je ne veux pas que tu l’admettes plus longtemps comme un droit. J’ai cru l’avoir autrefois ; je croyais pourtant ce que je crois aujourd’hui ; mais je manquais de force, et, comme toi, je disais : « Je n’y peux rien. » Je me mentais à moi-même. On y peut tout. On a la force qu’on croyait ne pas avoir, quand on désire ardemment gravir, monter un échelon tous les jours, se dire : « Il faut que le Flaubert de demain soit supérieur à celui d’hier, et celui d’après-demain plus solide et plus lucide encore. » Quand tu te sentiras sur l’escalier, tu monteras très vite. Tu vas entrer peu à peu dans l’âge le plus heureux et le plus favorable de la vie : la vieillesse. C’est là que l’art se révèle dans sa douceur ; tant qu’on est jeune, il se manifeste avec angoisse. Tu préfères une phrase bien faite à toute la métaphysique. Moi aussi, j’aime à voir résumer en quelques mots ce qui remplit ailleurs des volumes ; mais, ces volumes, il faut les avoir compris à fond (soit qu’on les admette, soit qu’on les rejette) pour trouver le résumé sublime qui devient l’art littéraire à sa plus haute expression ; c’est pourquoi il ne faut rien mépriser des efforts de l’esprit humain pour arriver au vrai.

Je te dis cela, parce que tu as des partis pris excessifs en paroles. Au fond, tu lis, tu creuses, tu travailles plus que moi et qu’une foule d’autres. Tu as acquis une instruction à laquelle je n’arriverai jamais. Tu es donc plus riche cent fois que nous tous ; tu es un riche et tu cries comme un pauvre. Faites la charité à un gueux qui a de l’or plein sa paillasse, mais qui ne veut se nourrir que de phrases bien faites et de mots choisis. Mais, bêta, fouille dans ta paillasse et mange ton or. Nourris-toi des idées et des sentiments amassés dans ta tête et dans ton cœur ; les mots et les phrases, la forme dont tu fais tant de cas, sortira toute seule de ta digestion. Tu la considères comme un but, elle n’est qu’un effet. Les manifestations heureuses ne sortent que d’une émotion, et une émotion ne sort que d’une conviction. On n’est point ému par la chose à laquelle on ne croit pas avec ardeur.

Je ne dis pas que tu ne crois pas, au contraire : toute ta vie d’affection, de protection et de bonté charmante et simple, prouve que tu es le particulier le plus convaincu qui existe. Mais, dès que tu manies la littérature, tu veux, je ne sais pourquoi, être un autre homme, celui qui doit disparaître, celui qui s’annihile, celui qui n’est pas. Quelle drôle de manie ! quelle fausse règle de bon goût ! Notre œuvre ne vaut jamais que par ce que nous valons nous-mêmes.

Qui te parle de mettre ta personne en scène ? Cela, en effet, ne vaut rien, si ce n’est pas fait franchement comme un récit. Mais retirer son âme de ce que l’on fait, quelle est cette fantaisie maladive ? Cacher sa propre opinion sur les personnages que l’on met en scène, laisser par conséquent le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir, c’est vouloir n’être pas compris, et, dès lors, le lecteur vous quitte ; car, s’il veut entendre l’histoire que vous lui racontez, c’est à la condition que vous lui montriez clairement que celui-ci est un fort et celui-là un faible.

L’Éducation sentimentale a été un livre incompris, je te l’ai dit avec insistance, tu ne m’as pas écoutée. Il y fallait ou une courte préface ou, dans l’occasion, une expression de blâme, ne fût-ce qu’une épithète heureusement trouvée pour condamner le mal, caractériser la défaillance, signaler l’effort. Tous les personnages de ce livre sont faibles et avortent, sauf ceux qui ont de mauvais instincts ; voilà le reproche qu’on te fait, parce qu’on n’a pas compris que tu voulais précisément peindre une société déplorable qui encourage ces mauvais instincts et ruine les nobles efforts ; quand on ne nous comprend pas, c’est toujours notre faute. Ce que le lecteur veut, avant tout, c’est de pénétrer notre pensée, et c’est là ce que tu lui refuses avec hauteur. Il croit que tu le méprises et que tu veux te moquer de lui. Je t’ai compris, moi, parce que je te connaissais. Si on m’eût apporté ton livre sans signature, je l’aurais trouvé beau mais étrange, et je me serais demandé si tu étais un immoral, un sceptique, un indifférent ou un navré. Tu dis qu’il en doit être ainsi et que M. Flaubert manquera aux règles du bon goût s’il montre sa pensée et le but de son entreprise littéraire. C’est faux, archifaux. Du moment que M. Flaubert écrit bien et sérieusement, on s’attache à sa personnalité, on veut se perdre ou se sauver avec lui. S’il vous laisse dans le doute, on ne s’intéresse plus à son œuvre, on la méconnaît ou on la délaisse.

J’ai déjà combattu ton hérésie favorite, qui est que l’on écrit pour vingt personnes intelligentes et qu’on se fiche du reste. Ce n’est pas vrai, puisque l’absence de succès t’irrite et t’affecte. D’ailleurs, il n’y a pas eu vingt critiques favorables à ce livre si bien fait et si considérable. Donc, il ne faut pas plus écrire pour vingt personnes que pour trois ou pour cent mille.

Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif de lire et qui peuvent profiter d’une bonne lecture. Donc, il faut aller tout droit à la moralité la plus élevée qu’on ait en soi-même et ne pas faire mystère du sens moral et profitable de son œuvre. On a trouvé immoral celui de Madame Bovary. Si une partie du public criait au scandale, la partie la plus saine et la plus étendue y voyait une rude et frappante leçon donnée à la femme sans conscience et sans foi, à la vanité, à l’ambition, à la déraison. On la plaignait, l’art le voulait ; mais la leçon restait claire, et elle l’eût été davantage, elle l’eût été pour tous si tu l’avais bien voulu, en montrant davantage l’opinion que tu avais, et qu’on devait avoir de l’héroïne, de son mari et de ses amants.

Cette volonté de peindre les choses comme elles sont, les aventures de la vie comme elles se présentent à la vue, n’est pas bien raisonnée, selon moi. Peignez en réaliste ou en poète les choses inertes, cela m’est égal ; mais, quand on aborde les mouvements du cœur humain, c’est autre chose. Vous ne pouvez pas vous abstraire de cette contemplation ; car l’homme, c’est vous, et les hommes, c’est le lecteur. Vous aurez beau faire, votre récit est une causerie entre vous et lui. Si vous lui montrez froidement le mal sans lui montrer jamais le bien, il se fâche. Il se demande si c’est lui qui est mauvais ou si c’est vous. Vous travaillez pourtant à l’émouvoir et à l’attacher ; vous n’y parviendrez jamais si vous n’êtes pas ému vous-même, ou si vous le cachez si bien, qu’il vous juge indifférent. Il a raison : la suprême impartialité est une chose antihumaine et un roman doit être humain avant tout. S’il ne l’est pas, on ne lui sait point de gré d’être bien écrit, bien composé et bien observé dans le détail. La qualité essentielle lui manque : l’intérêt.

Le lecteur se détache aussi du livre où tous les personnages sont bons sans nuance et sans faiblesse ; il voit bien que ce n’est pas humain non plus. Je crois que l’art, cet art spécial du récit, ne vaut que par l’opposition des caractères ; mais, dans leur lutte, je veux voir triompher le bien ; que les faits écrasent l’honnête homme, j’y consens, mais qu’il n’en soit pas souillé ni amoindri, et qu’il aille au bûcher en sentant qu’il est plus heureux que ses bourreaux.


15 janvier 1876.

Il y a trois jours que je t’écris cette lettre, et, tous les jours, je suis au moment de la jeter au feu ; car elle est longue et diffuse, et probablement inutile. Les natures opposées sur certains points se pénètrent difficilement et je crains que tu ne me comprennes pas mieux aujourd’hui que l’autre fois. Je t’envoie quand même ce griffonnage pour que tu voies que je me préoccupe de toi presque autant que de moi-même.

Il te faut un succès après une mauvaise chance qui t’a troublé profondément ; je te dis où sont les conditions certaines de ce succès. Garde ton culte pour la forme ; mais occupe-toi davantage du fond. Ne prends pas la vertu vraie pour un lieu commun en littérature. Donne-lui son représentant, fais passer l’honnête et le fort à travers ces fous et ces idiots dont tu aimes à te moquer. Montre ce qui est solide au fond de ces avortements intellectuels ; enfin, quitte le convenu des réalistes et reviens à la vraie réalité, qui est mêlée de beau et de laid, de terne et de brillant, mais où la volonté du bien trouve quand même sa place et son emploi.

Je t’embrasse pour nous tous.