Correspondance 1812-1876, 6/1875/CMXXVIII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 338-341).


CMXXVIII

À M. DUQUESNEL,
DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE L’ODÉON


Nohant, février 1875.


Cher ami,

Avec une bonne distribution, une bonne mise en scène comme vous savez les faire, et avec des coupures, qui sont toujours utiles, je crois que Mauprat peut avoir un resuccès. J’ai lu aujourd’hui même la pièce, que j’avais fort oubliée, et toutes vos observations me paraissent absolument justes ; vous êtes un collaborateur précieux.

L’intérêt se soutient jusqu’au troisième acte, ou, pour mieux dire, jusqu’au quatrième tableau. Ce qui fait longueur dans ce troisième acte, c’est que l’intérêt se retire du caractère de Mauprat.

C’est trop nature pour le théâtre.

La phase du pédantisme, sans inconvénient dans un roman, surprend trop le spectateur qui n’a pas suivi les nuances écoulées pendant l’entr’acte. Il faut donc effleurer et non accuser le mauvais résultat passager de l’éducation intellectuelle, et faire que les scènes où le neveu blesse l’oncle soient plutôt comiques que douloureuses. Les deux premiers tableaux sont agités. Le deuxième acte est gai. Il faut que le troisième soit attendrissant et non navrant. Pour que Bernard s’en aille en Amérique en fâchant Edmée, et pour qu’à son retour on puisse le croire capable d’un crime, il suffit bien de sa jalousie, qui le rend assez coupable, sans qu’elle doive le rendre haïssable. Ce tableau est à refaire, vous avez raison, et je vois ce qu’il y faut. Je me mettrai au travail dès que vous commencerez vos répétitions.

Cette pièce réussira certainement, surtout si elle est mieux jouée qu’elle ne l’a été dans le principe ; certains rôles étaient insuffisants. Préoccupez-vous donc de la distribution : Le rôle d’Edmée surtout a de l’importance. Il faut aussi qu’elle soit rageuse, comme l’est toute sa famille. — On vous a enlevé Sarah, c’est grand dommage ! — Regnier me recommande fort mademoiselle Léonide Leblanc ; mais elle me semble plus jeune femme que jeune fille. Je connais peu mademoiselle Hélène Petit ; elle est jolie, touchante, mais sa voix est bien faible. Avez-vous encore Antonine ? elle serait charmante, dans les parties de comédie surtout.

Le chevalier, bien qu’il n’en ait pas très long à dire, est le premier rôle après Bernard. Lacressonnière, avec ses grands airs aristocratiques, serait un superbe chevalier Hubert. À son défaut, je voudrais un comédien ne détaillant pas trop, jouant simplement, ni précieux ni plus fin qu’il ne faut, mais avec de la rondeur et de la spontanéité. On me parle d’une de vos nouvelle recrues, un comédien de province du nom de Dalis ?

Pour Marcasse, vous ne sauriez avoir mieux que Talien ; le rôle est fait pour lui : ses grands bras, ses grandes jambes feront merveille, c’est un acteur consciencieux qui compose bien ses rôles, et, dans Marcasse, ses défauts seront des qualités ; tout lui servira, jusqu’à son accent un peu traînard. Je tiens beaucoup à Gil-Naza pour le personnage épisodique de Jean le Tors ; je le connais fort peu ; mais il m’a paru original et très intelligent. Il est venu me voir il y a quelques mois et m’a bien amusée ; il a un grand talent d’imitation, et, tout en causant, il m’a fait votre charge en me jouant une conversation qu’il a eue avec vous. — Pensez aussi à Léonard : il y a une scène terrible au second tableau, il faut savoir mourir d’une façon dramatique.

Reste le rôle de Bernard, qui est toute la pièce. Pierre Berton aurait pu le jouer je n’y voyais qu’un inconvénient : il aurait été trop joli pour le premier acte, il aurait fallu qu’il se fît une tête de jeune bandit pour les autres actes, son physique eût été naturellement sympathique ; il vous a quitté, il n’y faut donc plus songer. Worms jouerait le rôle, si vous repreniez la pièce à une époque où il aurait sa liberté.

Vous avez Masset : il a de larges épaules, un assez bon physique ; la voix est un peu sourde, peut-être, et il semble jouer sans grande conviction.

Tout cela, d’ailleurs, n’est que de la causerie. Décidez vous-même votre distribution ; je ne veux pas vous troubler de mes doutes ; vous connaissez votre monde mieux que je ne le connais. Je ne vous parle pas des décors, des costumes, de la mise en scène ; je me repose sur votre bon goût et votre science.

Dès que vous serez prêt à entrer en répétitions, écrivez-moi, je viendrai.

À vous de cœur, cher ami, et bons souvenirs de tout Nohant.

GEORGE SAND.

P.-S. — Nous ne nous sommes pas occupés d’un acteur bien nécessaire, le chien ! Y pensez-vous ? s’en passer, c’est enlever un côté amusant dans une pièce qui, par elle-même, ne peut être gaie. Avez-vous toujours votre petit Blaireau ? Il a des yeux noirs si expressifs et un si joli petit museau de renard, qu’on ne saurait avoir mieux. Je le vois à côté des grandes jambes de Talien !