Correspondance 1812-1876, 6/1874/CMXX


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 324-326).


CMXX

À M. HENRI AMIC, À PARIS


Nohant, novembre 1874.


C’est la conscience de chacun qui peut répondre à cette question générale. Dire que les révolutions sont de droit sacré, c’est un axiome politique qui n’est vrai que relativement ; car tous les partis peuvent l’invoquer à leur point de vue, et, dès lors, ceux qui veulent nous rejeter dans la nuit du passé auraient donc autant de droit que nous, qui voudrions en sortir. La question ainsi posée est trop complexe pour moi et ne me paraît comporter qu’une réponse relative.

Je n’entends rien au droit purement politique ; seulement je sens bien la force du droit humain, c’est celui-là qui est inaliénable et sacré. Mais, avant de le proclamer, sachons ce que c’est que le droit humain, quel est le vrai, le divin, le respectable. Ici, je vous interrogerais, je vous demanderais comment vous l’entendez, et si vous jugez le droit corrélatif au devoir. Si votre réponse satisfaisait pleinement ma conscience, ma conscience vous dirait : « Allez, faites cette révolution ; elle est de droit sacré, puisqu’elle tend à élever l’être humain au niveau qu’il peut atteindre. » Mais, si c’est une simple consigne politique, une campagne entreprise par telles ou telles personnes, pour l’établissement d’un ordre de choses non défini qui satisfera leurs appétits de domination ou de jouissance matérielle, je vous dirai : « N’y allez pas. »

On ne peut vraiment pas dire qu’aucun des actes politiques qui se sont produits depuis la chute de l’Empire soit une révolution. Les faits étaient trop influencés par la guerre avec l’étranger, pour que la conscience générale sût bien ce qu’elle voulait et ce qu’elle pouvait. Moi, j’avoue ne pas voir clair dans cette tourmente, je ne puis qu’approuver ou blâmer certains faits pris en eux-mêmes. L’ensemble m’apparaît comme un accès de fièvre terrible qui innocente jusqu’à un certain point tout le monde. Là, je ne vois même plus de parti ni d’école proprement dits, je vois une angoisse où chacun va de l’avant pour son compte, sans savoir ce qu’il fait et sans se soucier ni du droit politique, ni du droit civil, ni, hélas ! du droit humain. Est-ce dans le délire qu’on peut se poser des questions si graves ?

À présent, si nous pouvons raisonner de sang-froid, occupons-nous, avant tout, de nous poser en nous-mêmes la question de droit humain : toutes les autres y viendront d’elles-mêmes. Eh bien, nous parlerons de cela à Nohant, où vous viendrez à confesse, la veille de Noël ; nos enfants comptent bien s’amuser et nous les y aiderons ; mais il y a temps pour tout, et, quand vous m’aurez dit les droits et les devoirs de l’homme (rien que ça !), je vous dirai ce que je ferais à votre place si j’étais vous. Je ne suis pas un juge, moi, je ne suis qu’un ami. Je ne sais rien de rien, qu’aimer et croire à un idéal. Sur ce, venez bientôt. On vous aime ici.

G. SAND.