Correspondance 1812-1876, 6/1872/DCCCLXXVIII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 257-259).


DCCCLXXVIII

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 22 novembre 1872.


Je ne pense pas aller à Paris avant février. Ma pièce est retardée, par suite de la difficulté de trouver l’interprète principal. J’en suis aise, car quitter Nohant, mes occupations et les promenades si belles en ce temps-ci, ne me souriait point ; quel automne chaud et bienfaisant pour les vieux ! Nous avons, à deux heures d’ici, des bois absolument déserts, où, au lendemain de la pluie, il fait aussi sec que dans une chambre, et où il y a encore des fleurs pour moi et des insectes pour Maurice. Les petites filles courent comme des lapins dans des bruyères plus hautes qu’elles. Mon Dieu, que la vie est bonne quand tout ce qu’on aime est vivant et grouillant ! Tu es mon seul point noir dans ma vie du cœur, parce que tu es triste et ne veux plus regarder le soleil. Quant à ceux dont je ne me soucie pas, je ne me soucie pas davantage des malices ou des bêtises qu’ils peuvent me faire ou se faire à eux-mêmes. Ils passeront comme passe la pluie. La chose éternelle, c’est le sentiment du beau dans un bon cœur. Tu as l’un et l’autre, sacredié ! tu n’as pas le droit de n’être pas heureux. — Peut-être eût-il fallu dans ta vie l’emboîtement du sentiment féminin dont tu dis avoir fait fi. — Je sais que le féminin ne vaut rien ; mais peut-être, pour être heureux, faut-il avoir été malheureux.

Je l’ai été, moi, et j’en sais long ; mais j’oublie si bien !

Enfin, triste ou gai, je t’aime et je t’attends toujours, bien que tu ne parles jamais de venir nous voir et que tu en rejettes l’occasion avec empressement ; on t’aime chez nous quand même, on n’est pas assez littéraire pour toi, chez nous, je le sais ; mais on aime et ça emploie la vie.

Est-ce que Saint Antoine est fini, que tu parles d’un ouvrage de grande envergure ? ou si c’est le Saint Antoine qui va déployer ses ailes sur l’univers entier ? Il le peut, le sujet est immense. Je t’embrasse, dirai-je encore, mon vieux troubadour, quand tu es résolu à tourner au vieux bénédictin ? Alors, moi, je reste troubadour, il n’y pas à dire.

Je t’envoie deux romans pour ta collection de moi ; tu n’es pas obligé de les lire en ce moment si tu es plongé dans le sérieux.