Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCXCIX


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 109-111).


DCCXCIX

À M. EDMOND PLAUCHUT, À PARIS


Nohant, 26 mars 1871.


Viens, mon ami ; à présent, il faut venir ! Tu as fait ce que tu as pu, ce que tu as dû faire. Paris essaye en vain de satisfaire le peuple : le peuple ne sait pas assez ce qu’il peut et doit vouloir, pour ne pas abuser des concessions que vous lui faites. Avant peu, il vous débordera encore, comme déjà il déborde son Comité. L’Assemblée, que vous haïssez trop, n’est pas tant coupable qu’idiote. Divisée comme l’est Paris (quoique sur d’autres questions), elle eût été frappée d’impuissance et n’eût pu tuer la République si vous eussiez soutenu davantage M. Thiers contre elle ; M. Thiers n’est pas l’idéal, il ne fallait pas lui demander de l’être. Il fallait l’accepter comme un pont jeté entre Paris et la France, entre la République et la réaction ; car la France, hors des barrières de Paris, c’est la réaction. Voilà ce que vous ne voulez pas savoir, et ce qu’il faudra bien reconnaître avec ou sans guerre civile. Seulement, sans la guerre civile, on pouvait convertir la France et, avec, elle recule encore plus dans la crainte de l’avenir et l’amour bête du passé ; ce sera la faute du Comité et aussi celle de l’Assemblée, et un peu aussi celle des avancés de notre parti, Louis Blanc et compagnie, qui se sont montrés trop violents à Bordeaux et qui en ont trop appelé au peuple de Paris. Ils ont cru le commander : aujourd’hui, ils le subissent. Enfin, tout le monde est coupable. Il y a comme cela dans l’histoire des époques fatales où le fait domine l’esprit et le brutalise. Un bonheur providentiel au milieu de ces désastres, c’est que la majorité du peuple entraîné, qui aurait pu ensanglanter Paris et anéantir la civilisation, s’est trouvée assez intelligente et assez humaine pour ne commettre que des crimes isolés. Poussée par des imbéciles et des scélérats, elle ne voudra bientôt, j’espère, ni des uns ni des autres.

Mais l’anarchie doit recommencer, cela me paraît inévitable, et, Paris donnât-il au monde un grand exemple d’abnégation et de fraternité, il fera ou laissera faire tout ce qui peut effaroucher et irriter la province. Lutte ou méfiance, la scission s’opère, et ces derniers événements la précipitent.

Viens, mon ami, sors un peu de tout cela ; tu n’entends qu’une cloche. Il faut que la passion s’apaise. Et je souhaiterais à tous les Parisiens de se remettre en rapport avec la province, non pour se convertir à ses très mauvaises doctrines, mais pour voir à quels obstacles ils ont affaire et ce qu’il faudrait de patience et de prudence pour les vaincre ! Vous êtes fatalement lancés, à Paris, dans un courant qui vous fait dériver. Paris fait les républiques, nous le savons ; mais c’est lui aussi qui les perd et les tue.

Si tu viens, comme je l’espére, tâche de m’apporter les comptes d’Aucante avec Lévy et les comptes de Boutet ; mais, s’ils ne sont pas prêts, que cela, ne te tienne pas une heure de plus à Paris. Je peux toujours attendre, même l’argent et les cigarettes. Ce que nous voulons, c’est toi, sorti de cette ivresse vertigineuse où l’on peut périr sans avoir fait le bien, quelque dévouement que l’on ait pour le bien. Nous t’embrassons tendrement.

Je crains très sérieusement un retour des Prussiens, malgré leurs airs de patience et leurs amicales promesses au Comité.

Vous pourriez être surpris comme toujours un de ces matins, et alors c’est l’apaisement de la tombe !