Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCXC


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 91-92).


DCCXC

À M. BERTON PÈRE, À PARIS


Nohant, 21 février 1871.


J’avais un rêve, mon enfant : demander une augmentation de subvention, faire de l’Odéon le véritable Second Théâtre-Français, n’en tirer aucun bénéfice pour moi, composer une excellente troupe admirablement payée, toi et ton fils en tête ; savoir y perdre de l’argent pour monter et soutenir le temps voulu certaines pièces qui sont appréciées par l’élite et que le vulgaire ne couvre pas d’argent. Avec la renonciation aux profits personnels, ces essais dignes et généreux deviennent possibles, et les pièces à succès sont destinées à couvrir les dépenses, comme la subvention large est destinée à empêcher les pertes. Je crois que j’obtiendrais la réalisation de ce rêve si je m’y décidais absolument. Pour cela, il faudrait un sous-directeur convenablement gagé, et nous aurions pu le choisir. Mais je ne me sens pas la certitude de pouvoir vouloir ce grand effort, dans le moment d’incertitude morale et politique où nous sommes, et ton projet, à toi, m’arrive comme une solution que je ne demande qu’à accepter ; car je sais que tu feras, comme tu le dis, « un grand et noble théâtre », dès que tu y mettras la main. Sans subvention, cela m’effraye pour toi ; mais je ne crois pas que le décret contre les subventions ne soit pas rapporté. Il me paraît impossible que l’État n’ait pas des théâtres privilégiés où l’art soit protégé contre la spéculation et contre la décadence qui en résulte fatalement. À moins que nous n’ayons une république de porcs, les gouvernements ne manqueront pas à leur devoir envers l’art et les artistes ; autrement, nous aurons des Bonnes-Parisiens on des pièces du Palais-Royal à tous les théâtres.

Dans cette dernière hypothèse, tu serais, comme directeur de l’Odéon, une sauvegarde, et, si tu n’es pas effrayé des chances à courir, qui sont énormes, je serai à ta disposition de tout mon cœur. Dès que le personnel du ministère sera connu, tu me mettras au courant de ce que j’ai à faire, et, dans le cas où Chilly irait planter ses choux, — a-t-il encore des choux ? — j’agirai avec joie selon tes désirs et tes indications ; tu as raison de n’en pas douter.

Mademoiselle La Quintinie est toute prête. La pièce est en portefeuille, et, quand les choses seront décidées, tu viendras avec Pierre, pour que nous la lisions et la jugions ensemble. En attendant, n’en parlez à personne.

Je vous embrasse tous deux bien tendrement, comme je vous aime.

G. SAND.