Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCLXXXVIII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 86-89).


DCCLXXXVIII

À M. HENRY HARRISSE, À PARIS


Nohant, 12 février 1871.


Ce n’est pas que nous ne soyons pas républicains. Nous le sommes, tous, même ceux qui ne croient pas l’être. La République a été fondée chez nous le jour où nous avons proclamé le suffrage universel. Depuis ce jour, il n’est pas un aristocrate, si encroûté qu’il fût, qui n’ait senti que le dernier des paysans était son égal, et le suffrage universel, si mauvaise que fût sa volonté, a fonctionné dans le sens de la liberté individuelle avec une liberté absolue et une entente admirable. Ne croyez pas ceux qui disent qu’on l’influence, qu’on l’achète, qu’on l’effraye ; ce n’est pas vrai. Si des vilenies de ce genre ont eu lieu sur quelques points, mettez cela sur le compte des abus inévitables partiellement. Je voudrais que vous vissiez l’indépendance, la fierté, le calme de nos populations agricoles, votant comme un seul homme pour ce qu’elles veulent, bon ou mauvais, empêchées ou non, excitées ou non. L’instrument de la liberté existe donc et marche comme une locomotive. C’est l’instruction qui manque et naturellement celui qui n’en a pas, ne sait pas qu’il doit voter pour ceux qui veulent la lui donner. Il vote pourtant déjà pour ceux qui en ont, il ne vote que pour ceux-là. On croyait, au commencement, qu’il enverrait des rustres aux assemblées. Il s’en est bien gardé. Le premier pas est fait. Il comprendra plus tard qu’il lui faut des gens, non pas seulement habiles, mais honnêtes.

Vous ne voyez que les partis. Ils sont innombrables, et tous mauvais ou affolés. Que d’hérésies contre l’honneur et le bon sens on entend et on lit ! Le paysan, c’est-à-dire le nombre, n’a pas de parti. Il ne veut, dit-on, que ses intérêts. Mais ses intérêts, c’est la vie, c’est le pain, le vin, la viande que nous consommons, c’est la matière, la vie matérielle que les théoriciens oublient, eux qui ne savent pas qu’un épi n’est pas un chardon.

J’ai été au commencement, comme tant d’autres. Au début du suffrage universel, j’en ai été effrayée. J’aurais voulu une restriction, l’obligation de savoir lire. Mais, depuis vingt ans, j’ai vu, d’abord, que tout doucement les jeunes paysans apprenaient un peu, et que ce peu volontairement appris était beaucoup ; ensuite que, lettré ou non, il avait, de son droit, un sentiment extraordinaire et toujours en progrès. — C’est le premier échelon de la République, cela, et, si on veut l’ôter, il n’y a plus rien. Mais on ne le peut pas, il est trop tard, et quiconque y porterait la main serait brisé.

En ce moment, le parti (dont je suis quand même par le titre, puisque je suis républicaine à jamais) est scindé : Paris, Bordeaux. Quelles que soient les fautes commises à Paris, la dernière proclamation contre Bordeaux est très belle, très grande, très généreuse, très vraie, selon moi. — L’essai de coup d’État tenté à Bordeaux est inepte et coupable. Il est puni, n’en parlons plus. Vous allez voir quelle majorité contre lui !

Mais il remuera toujours, il récriminera, il fomentera les passions, il fera naître des troubles partiels. Il faut s’y attendre d’autant plus, qu’autour d’un noyau d’ambitieux, se groupent beaucoup d’honnêtes gens entraînés par le patriotisme froissé. — La réaction contre l’attentat au libre vote, ira-t-elle trop loin ? On peut le craindre. Pourtant je ne désespère pas de voir se former une opinion vraiment républicaine entre les deux extrêmes. Ce sera peut-être une minorité ; mais, si elle est dans le vrai, elle peut entraîner tout le monde et sauver l’honneur de la France, en même temps que la civilisation en Europe. Je ne désespère que par moments ; comme tous ceux qui souffrent profondément, j’ai mes heures d’affaissement. Mais la réflexion me montre toujours le possible, et le beau est toujours possible en France.

Que de vérités dans votre lettre ! Oui, il faudrait que nous fussions Américains à moitié. Mais nous ne pouvons pas, nous resterons Français ; c’est à nous de nous purifier de tout ce qui est antifrançais en nous.

Amitiés de cœur ; merci de vos bonnes lettres, si justes et si pleines de sens. Ne nous les ménagez pas et venez dès que vous pourrez. — Avez-vous des nouvelles d’Alexandre ? Nous en manquons absolument.

G. SAND.