Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCLXXXIV


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 76-78).


DCCLXXXIV

À M. HENRY HARRISSE, À PARIS


Nohant, 2 février 1871.


Je vous ai écrit, cher ami, par la voie que vous m’aviez indiquée. Mais, si ma lettre met autant de temps que la première, vous recevrez celle-ci auparavant. Nous sommes sous le coup de la reddition de Paris, nouvelle concise que nous avons reçue il y a deux jours et depuis laquelle aucun détail ne nous a été communiqué. Nous ne pensions pas que le dénouement fût si proche ; mais nous sommes bien sûrs qu’il ne pourrait être retardé, car tout ce qui est sage et humain a confiance en Jules Favre. Une autre fraction de l’opinion l’accuse, et croit que nous étions en état de continuer la guerre à outrance. Cela je n’en sais rien. Je vous l’ai déjà écrit, parce qu’il y a autant de raisons pour le croire que pour le nier dans les choses que nous savons, et parce que, dans le pays isolé où nous sommes, nous ne savons guère que les faits accomplis et jugés. Mais, à vous, Américain, je peux bien parler par-dessus la politique, c’est-à-dire au point de vue social et historique. Fussions-nous vainqueurs, cette guerre à mort tuera l’avenir de l’Europe, et je sens que la paix est comme une volonté de Dieu qu’il faut savoir accepter. Si elle nous diminue dans le sens de la force matérielle, elle nous laisse toute notre valeur dans le sens moral. Voilà ce qu’une âme droite peut penser, ce qu’une bouche sans fiel peut dire sans crainte. La paix est désirable pour tous. Elle est un devoir, et les préoccupations pour la forme du gouvernement doivent venir après.

Quel sera-t-il ? La majorité n’est pas républicaine, je ne la crois pas bonapartiste non plus. Il nous faudrait du sang américain dans les veines pour comprendre que l’homme doit s’appartenir et se gouverner sans ivresse et sans colère. Mais comment exiger le sang-froid au milieu de telles crises ? Ah ! mon ami, nous avons bien souffert, dans le calme relatif où nous vivons encore ! Nous n’avons senti ni le manque d’argent, qui est pourtant une calamité immédiate, ni le danger de la misère qui s’étend par suite du manque de récoltes, manque d’ouvriers, peste bovine, commerce interrompu, etc., etc… et les ravages de la variole qui est partout ! Nous étions si préoccupés, si déchirés par la souffrance plus intense de Paris et du reste de la France, que nous ne pensions plus à nous-mêmes. Nous respirons en pensant que vous allez recevoir des vivres et que les bombes ne tomberont plus sur vous. J’eusse volontiers payé ce soulagement pour les autres, de ma propre vie. On n’y tient plus, à la vie ! Mais je ne suis pas de ceux qui font bon marché de celle des autres. Je n’ai pas le fanatisme de la guerre. — Espérons que c’est le sentiment du grand nombre et que nous obtiendrons des conditions équitables.

Quelle bonne lettre vous m’avez écrite ! Nous vous en sommes reconnaissants et nous vous embrassons tous.

Venez nous voir aussitôt que vous pourrez.

G. SAND.