Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCLXXX


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 67-72).


DCCLXXX

À M. HENRY HARRISSE, À PARIS


Nohant, dimanche 29 janvier 1871.


Cher ami,

Quelle joie nous apporte votre lettre si bien détaillée, si intéressante, et qui nous rassure autant que possible sur tous ceux que nous aimons ! Nous restons pourtant inquiets de Marchal, qui m’a écrit le 17, à la veille de la sortie dont il devait être. Je suis étonnée aussi que ni vous ni Plauchut ne m’ayez parlé de ma pauvre Martine (ma bonne) qui demeure rue Gay-Lussac dans le haut de ma maison et qui eût pu être blessée. Et, depuis votre lettre, il a pu se passer tant de choses ! On se rassure à peine sur ses amis ; car on se demande ce qui a pu leur arriver le lendemain du jour où ils ont écrit. On est heureux de tenir et de relire cent fois un mot de leur main, et puis l’inquiétude et la douleur recommencent. On ne dort pas, on mange à regret, on souffre moralement, par l’imagination, tout ce qu’ils souffrent matériellement. Que Paris nous est cher, à présent, et comme nous aimons ceux qui donnent ce grand exemple à la France ! Pauvre France ! quelle fatalité pèse sur nos armées ! Il y a pourtant du cœur et du dévouement en masse ; mais le soldat souffre trop, et nous ne sommes pas bien conduits, il faut le croire. Je ne sais pas ! Qui peut être juge des faits qu’on ne voit pas et qui ne vous sont transmis qu’avec une excessive réserve ? Mais je crois plus juste et plus vrai de mettre la faute sur le compte de quelques hommes insuffisants, que sur celui d’une nation généreuse et brave dont la tête s’appelle Paris et se défend avec tant d’héroïsme. Quelle sera la fin ! impossible de le prévoir, et nos âmes sont dans une sorte d’angoisse…

Ah ! mon Dieu, cher ami ! le sous-préfet de la Châtre m’apporte la nouvelle de l’armistice ! Je ne sais pas si c’est la paix ; je ne sais quel avenir, quelles luttes intestines, quels nouveaux désastres nous menacent encore ; mais on ne vous bombarde plus, mais on ne tue plus les enfants dans vos rues, mais le ravage et la désolation sont interrompus ; on pourra ramasser les blessés, soigner les malades ! — C’est un répit dans la souffrance intolérable. — Je respire ; mes enfants et moi, nous nous embrassons en pleurant. Arrière la politique ! arrière cet héroïsme féroce du parti de Bordeaux qui veut nous réduire au désespoir et qui cache son incapacité sous un lyrisme fanatique et creux, vide d’entrailles. Comme on sent dans Jules Favre une autre nature, un autre cœur ! Je suis en révolte depuis trois mois contre cette théorie odieuse qu’il faut martyriser la France pour la réveiller. Ne croyez pas cela ! La France est bonne, vaillante, dévouée, généreuse. Mais vous ne vous doutez pas à Paris de la manière dont elle est administrée. — Que de choses j’aurais à vous dire ! — Ah venez, venez vite, si vous pouvez sortir de Paris. Amenez-moi mon cher Plauchut, s’il peut s’absenter, et mes Lambert ; au moins la femme et l’enfant. J’imagine qu’on ne retiendra pas les femmes et les enfants. Nous sommes comme ivres d’émotion et de surprise. Nous redoutions pour Paris les derniers malheurs…

Vous enverrai-je cette lettre par Londres ? c’est bien long. J’attends à demain pour savoir s’ils laisseront passer les lettres pendant l’armistice. Je ne l’espère pas.

Lundi. — Pas de nouvelles. Le numéro du Moniteur, organe de Gambetta, ne publie pas encore la dépêche d’hier. Peut-être ne l’avait-on pas reçue au moment où le journal a paru. Mais il nous prépare, depuis quelques jours, à blâmer tout effort de conciliation. Il a un ton dépité, et je crains une division marquée entre le Gouvernement de Paris et la Délégation, c’est-à-dire entre Jules Favre et Gambetta. Les créatures de ce dernier ont dit, sur tous les tons, que la reddition de Paris n’engagerait pas la France. Mais on a l’impudeur de nous dire que la guerre ne fait que commencer sérieusement. C’est donc pour s’amuser qu’on a fait périr, depuis trois mois, tant de pauvres enfants par le froid, la misère, la faim, le manque d’habits, les campements impossibles, les maladies, le manque de tout, le recrutement des infirmes opéré cruellement et stupidement, l’incurie des chefs, l’incapacité des généraux ; oui, c’était un essai, la part du feu. En trois mois, on n’a rien su faire que de la dépense inutile, dépense d’hommes et de ressources. On est indigné en lisant, depuis deux jours, les décrets que l’on daigne prendre à la dernière heure, pour réprimer des abus que toute la France signalait avec indignation, sans que le Dictateur fît autre chose que de promener en tous lieux sa parole bouffie et glacée ! Ah ! ce malheureux fanfaron a tué la République ! Il la fait haïr et mépriser en France, et vous pouvez m’en croire, moi qui, en maudissant les hommes ambitieux et nuls de mon parti, persiste à croire que la forme républicaine, même la plus égalitaire, est l’unique voie où l’humanité puisse entrer avec honneur et profit.

Je ne sais si nos appréhensions se réaliseront. Nous craignons la lutte Favre et Gambetta. Nous craignons que Favre ne vienne pas lui-même à Bordeaux. Lui seul a assez de poids en France pour empêcher une scission funeste qui, en définitive, tournerait au profit des légitimistes ou autres ennemis de la République ; car vous allez voir le parti Gambetta insulter Paris comme il a insulté tout ce qui faisait obstacle à son ambition. Ce parti n’est pas la majorité, tant s’en faut. Mais il est au pouvoir, il a passé tout le temps du siège à s’installer, ne montrant d’autre préoccupation sérieuse que d’avoir des hommes à lui, honnêtes ou non, peu lui importe. Il brise ceux qui osent avoir un avis. Il procède à la manière de l’Empire, et plus brutalement, avec scandale. Et la France a subi cette dictature avec une patience héroïque, et elle sera calomniée aussi par ce parti incapable et outrecuidant, elle qui a tout donné, hommes et argent, quelle que fût l’opinion personnelle, pour défendre l’honneur national. Jusqu’à cette heure, rien n’a servi, tout a été désastre. Où donc est la raison d’être de cette dictature ? À l’heure qu’il est, tout vaut mieux que sa durée.

Voilà mon sentiment. Je ne demande pas mieux que d’être injuste et de me tromper. Je ne puis juger que par les faits accomplis ; mais par quoi juger si ce n’est par le résultat, quand on a été témoin de tout ce qui devait l’amener ? J’ai applaudi des deux mains au commencement ; tous les sacrifices me paraissaient doux, j’avais l’espoir en Gambetta et la foi en la France.

Chère France ! plus que jamais, elle est grande, bonne surtout, patiente, facile à gouverner, et, rendons justice à nos adversaires politiques, ils ont presque tous fait leur devoir. Qu’on ne vienne pas dire, pour sauver la gloire de la Délégation, qu’on ne pouvait pas mieux faire et que l’esprit public a été mauvais. Ce sera un infâme mensonge contre lequel je protesterai de tout mon pouvoir et de toute mon âme, quand viendra l’heure de juger sans faire appel aux passions.

Adieu, mon ami. J’envoie ma lettre par Londres. Puissiez-vous recevoir bientôt ces remerciements que mon cœur vous envoie. Je crains d’abuser de la délicatesse de nos communications en vous envoyant des lettres pour nos amis de Paris, et peut-être aurons-nous la facilité de nous écrire par une voie plus prompte.

À vous de cœur, pour moi et tous les miens.

G. SAND.