Correspondance 1812-1876, 6/1871/DCCCXXXVI



DCCCXXXVI

À M. LE DIRECTEUR
DU JOURNAL DES AUTOGRAPHES, À PARIS[1]


Nohant, 13 décembre 1871.


Maladie nerveuse (alors l’écriture n’indique rien) ;
ou :

Spontanéité poussée jusqu’à l’irréflexion ; sincérité sans bornes et bonté sans restriction ; précipitation de jugement sous l’empire du sentiment, qui ne raisonne pas et ne réserve rien ; imprévoyance absolue ; négligence totale des soins matériels de la vie.

C’est une personne qui, pourtant, est toujours prise à court de temps, parce qu’elle ne sait pas employer les moments et remédier à la brièveté des jours qui nous sont comptés, par des habitudes d’ordre et de classement dans l’emploi des heures. L’imagination et la sensibilité dominent cette belle âme et doivent donner au caractère une inconsistance apparente. Elle n’est pas incapable d’étude, de méditation ; elle peut même arriver à la science ou y être arrivée ; mais je serais bien étonnée si elle ne faisait bon marché de tout ce qu’elle sait pour se donner à ce qui l’émeut ; capable de passion et peut-être très passionnée, elle ignore la violence, elle la hait ; elle est, par-dessus tout, expansive et tendre ; si elle a un défaut, c’est de ne pas s’appartenir assez, c’est de vivre sous l’empire d’une confiance optimiste qui peut dégénérer en faiblesse. En somme, au point de vue évangélique, l’incomplet de cette nature est encore un charme, une prodigalité de bons instincts.

Voilà, monsieur, ce que je pense de vous, d’après votre écriture, sans me laisser influencer par ce que j’ai lu de vous. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître personnellement ; je ne vous ai jamais vu, et je n’ai jamais eu l’occasion de consulter vos amis sur votre vie privée.

Je peux me tromper absolument, je n’ai aucun système ; mais je reçois beaucoup de lettres ; naturellement l’instinct de l’observation me porte à me faire une idée des personnes d’après l’ensemble de leur écriture. Je ne prétends pas ne m’être jamais trompée ; mais j’ai souvent deviné juste. Les écritures spontanées sont de plus en plus rares, et je crois que vous faites bien de prendre en considération l’observation que je me suis permis de vous faire.

Je vous prie d’agréer l’expression de mon dévouement.

G. SAND[2].



  1. George Sand s’était flattée de diagnostiquer le caractère et le tempérament de la première personne venue, au seul vu de l’écriture de cette même personne. Les rédacteurs du Journal des autographes, versés dans ce qu’on appelle « la science de la graphologie », lui proposèrent d’exercer sa puissance d’intuition sur une lettre de leur directeur (l’abbé Michon), que la châtelaine de Nohant n’avait jamais vu et ne connaissait que par quelques-uns de ses ouvrages. Elle voulut bien se livrer à ce jeu d’esprit, et elle fit au rédacteur en chef du Journal des autographes la réponse qu’on va lire.
  2. Le Journal des Autographes résuma comme il suit son opinion sur le travail de George Sand :
    CE QUE LE GRAPHOLOGISTE A VUxxx CE QUE GEORGE SAND A VUxxxxxxx
    (Graphologie savante) (Graphologie naturelle)
    Intuition et déduction. Capacité d’étude, de méditation, de science.
    Imagination. L’imagination domine.
    Simplicité. L’incomplet de cette nature est un charme.
    Bonté.CEQUELEGRAPHOLOGISTE Ne s’appartient pas assez. Bonté sans restriction.
    Sensibilité La sensibilité domine cette âme ; elle est capable de passion, peut-être très passionnée.
    Douceur. Cette âme ignore la violence ; elle la hait.
    Ambition.
    Confiance. Confiance optimiste, dégénérant en faiblesse.
    Spontanéité. Spontanéité jusqu’à l’irréflexion.
    Vivacité.
    Persévérance.
    Énergie, hardiesse.
    Prodigalité. Imprévoyance absolue. Négligence totale des soins matériels de la vie.
    Franchise. Sincérité sans bornes. Expansion

    résumé.

    résumé.
    Nature bien douée, au triple
    point de vue intellectuel,
    sensible et volontaire.
    Prodigalité de bons instincts.